Hommage à Elie Doumit – Ichrak Laoud

Hommage à Elie Doumit - Ichrak Laoud

Même son décès était à l’image de notre rencontre : entre deux rives. Je lui ai fait mes adieux au
téléphone à Paris et j’ai appris qu’il nous a quitté à mon arrivée à Rabat. Un de ses patients
chagriné disait que j’ai eu le privilège de l’entendre une dernière fois juste avant que la mort
l’emporte. Comment je pourrais parler d’un tel grand esprit qui ne cherchait pas les lumières et
qui était un défenseur sans âme de la rigueur de la pensée et dans le travail ?
J’ai connu Elie Doumit en Avril 2002 à Rabat en tant que psychologue en exercice libéral et
directrice d’un centre pour enfant abandonnés désireuse de faire une analyse. Cette rencontre a
eu lieu grâce au projet qu’avait mis en place la Société Psychanalytique Marocaine (SPM) qui
consistait à former des analystes marocains sur place par un analyste qui se déplaçait de la
France à raison d’une fois par mois. Après deux années de travail avec lui au Maroc, j’ai pu
prendre une des décisions les plus ravageuses pour une femme arabe à savoir quitter mon pays
d’origine pour m’installer à Paris célibataire à l’âge de 33 ans. Pendant la première année de mon
arrivée en France, j’ai arrêté mes séances pendant 6 mois afin de me concentrer sur mon
quotidien d’immigrée. Par la suite, j’ai convenu avec E. D. que je me déplacerai de Paris à Lille
une fois par mois et que je poursuivrai le reste des séances du mois, entre deux et trois fois par
semaine, par téléphone. A ce jour, je considère que sans cette souplesse du cadre alliée à une
orthodoxie, si je peux dire, de l’éthique, je n’aurais probablement pas pu faire une psychanalyse.
Un grand Autre qu’il a été pour moi, je pourrais le qualifier, paradoxalement, de constant et
consistant dans le sens où il a toujours été là où il a été attendu sans faille. Je rétorquais aux
exclamations des proches, parfois moqueuses, sur le mal que je me donnais pour me déplacer à
Lille une fois par semaine, pendant un certain temps, et pour assister à son séminaire mensuel de mardi, qu’Elie Doumit représentait la seule présence stable dans ma vie à l’époque.
Mon analyse avec lui s’est arrêtée en 2017 par un commun accord précédé par plusieurs séances
qui prenaient parfois la tournure d’un débat autour, d’une part, ce qui s’appellerait la géopolitique
de la psychanalyse, et d’autre part sur une de ses interprétations de mon symptôme. Des débats,
oui, parce qu’il considère que l’analyste a la responsabilité de signifier à son analysant qu’une
analyse qui vise le symptôme n’est pas identique à celle qui vise le fantasme, ce qui pourrait être
un moment inapproprié pour arrêter. Une thèse qu’il démontre pertinemment dans son livre Le
Réel en psychanalyse.
Mon argument était que je souhaitais faire une deuxième tranche d’analyse avec une femme.
J’avais avancé une interprétation, à un moment difficile que je traversais, en disant que le texte
d’une analyste avec laquelle je souhaitais continuer le travail, si elle m’accepte, a été d’un grand
secours. Il m’a demandé son nom et l’intitulé du texte avec une tonalité, non de curiosité mais
d’intérêt marqué d’enthousiasme. Ce jour, pour la première fois son oui pour me laisser partir était
clair, le nom très connu de la psychanalyste parisienne choisie et la pertinence de son écrit y
étaient pour quelque chose? Je n’en saurai jamais rien. Lors de séances de supervision, il lui est
arrivé de l’appeler « la dame » sans la nommer. Au cours d’une matinée d’échange avec ses pairs
à l’ALI sur le sujet des séparations entre analysants et analystes, je l’ai entendu répondre à un de
ses confrères de l’Association « … il faut que l’analyste aussi accepte de se faire quitter… » Voilà
une autre variante à mon sens de son éthique.
De son apport à la psychanalyse au Maroc, nombreux de mes confrères et consœurs sur place en parleront mieux que moi. Ils ont expérimenté avec lui d’autres facettes de la souplesse du cadre dans lequel Elie Doumit ne manquait pas un moment, pour rappeler sa place d’analyste et ce malgré le cadre orthodoxe, en apparence non respecté. Son argument était qu’il faut faire avec le transfert comme il se présente. J’ai réalisé que ce n’est pas parce que l’analyste partage un moment de convivialité à l’issue d’un événement scientifique ou associatif, qu’il fait irruption dans le fantasme de son patient. Et combien même cela serait vrai, est-ce qu’il n’est pas
analytiquement pertinent de travailler ce genre d’élément pour extirper le fantasme du poids du
sens? Mes confrères et consoeurs au Maroc ont également, contrairement à moi, vécu de près la
scission de la Société Psychanalytique Marocaine dans laquelle Elie Doumit a été amené à faire
avec sa place dans le duel a – a’ puisqu’il a bien occupé la place d’un mauvais objet, pour
certains, en plus de sa fonction de grand Autre. Étant son analysante et absente lors de cet
événement, il ne m’a livré sa version des faits que récemment, à l’occasion des 20 ans de la SPM.
L’année dernière, lors d’un échange de courtoisie, je lui ai fait part de mon souhait de traduire son
deuxième livre, lui proposant la lecture de de la première leçon déjà prête.
La décision de son implication et le choix d’une lectrice collègue libanaise ( tiers bienvenue) a été
prise lorsque j’ai dit que cette traduction est une tuqué pour moi par mon transfert sur Lacan et
sur la psychanalyse qui a changé ma vie. D’autant, si je souhaitais sa participation, c’est qu’il
m’importait de donner du mien mais sans dénaturer le propre de la théorie lacanienne. Quand au
reste, j’ai appris avec lui à ne pas compter avec le désir de reconnaissance. Sa joie de lire son
texte en arabe qu’il maîtrisait plus que je ne le pensais, était visible, notamment quand j’ai
dépassé la moitié du livre, il n’a pas cédé pour autant sur sa place et n’a, à aucun moment,
exprimé une demande. Même sur son lit de mort, il souhaitait que ce travail de traduction se
poursuive alors qu’il ne pouvait plus y participer. Une autre facette de sa rigueur.
Son dernier livre met en lumière, plus que le premier (Lacan ou le pas de Freud. Mythe et
mathèmes, EME Éditions, 2017) son style de clinicien et de passeur fidèle aux fondamentaux
mais aussi sa grande culture, son amour pour les mathématiques, la philosophie, l’histoire des
sciences, la religion et la transmission avec toute son exigence de rationalité et de pédagogie. Les échanges autour de mes choix de traduction m’ont fait découvrir également un amoureux et fin connaisseur de la langue arabe et de sa poésie.
Elie Doumit avait beaucoup d’humour, il était malicieux et moqueur, voir même parfois agressif
face à la médiocrité de la pensée ou le manque de rigueur. Son attention portée aux nouveautés
de la sciences et à ce qui se passe dans le monde laissait voir ce désir constant d’apprendre et
sa passion pour le débat des idées.
Que ses écrits continuent à animer en nous le même désir d’apprendre et la même passion de
faire une place au discours analytique comme il le soutenait.
Un chaleureux adieu à ce Maître.

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