Géry Charlet 02/12/17

La psychanalyse est-elle soluble dans le consumérisme[1] ?

Géry Charlet

 

Ce titre m’est venu lors de la lecture d’un livre[2] d’entretiens paru en 2011 entre le pédagogue Philippe Meirieu et le psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis. C’est un livre qui traite de l’école de la république, puisque l’école, celle-là en tous cas, c’est le bien commun de la république construit à partir de la juxtaposition d’histoires singulières. En effet, l’école c’est le lieu où nos parents nous ont conduits quand nous étions petits et c’est le lieu où nous conduisons aujourd’hui nos propres enfants. L’école, c’est encore le lieu de la joie d’apprendre mais aussi celui de la crainte de ne pas savoir.

Et puis l’école est devenue cette immense et très sérieuse machine – la plus grosse entreprise de France – associée à un quotidien souvent dérisoire à mille lieues des déclarations d’intention des politiques. Y régnerait une forme de « consumérisme » scolaire qui amène les élèves et leurs familles à rechercher le meilleur rapport qualité/prix entre les établissements possibles. Elle ne serait  plus une institution, mais serait devenue un service, un vaste ensemble de services de tous ordres où les individus cherchent la satisfaction de leurs intérêts.

 

Consumérisme scolaire donc. Il faut dire que l’usage du mot consumérisme s’est considérablement élargi dans le monde des services. Pour autant le consumérisme reste une forme de capitalisme qui a donné naissance à l’« american way of life ». Il marque le triomphe du marketing qui se fait fort de vendre n’importe quoi à n’importe qui. C’est aussi le modèle économique qui détourne tous les désirs du consommateur vers les objets de consommation.

Mais ce monde où il existe d’un côté des producteurs et de l’autre des consommateurs est en train de disparaître au profit d’autres modèles qui commencent à se développer avec la révolution numérique.

Sur Internet, il n’y a en effet ni producteurs ni consommateurs mais des contributeurs. On entre dans la nouvelle logique celle de l’économie contributive, qui repose sur des investissements personnels et collectifs et qui crée une autre forme de valeur.

Cela pourrait être profitable à tous si ce n’est que ces valeurs se construisent sur un terreau particulier celui de la  révolution conservatrice et de la mondialisation qui ont changé la nature, non du capitalisme, mais des capitalistes eux-mêmes. L’entrepreneur s’efface au profit du manager soumis à un capitalisme financier ultra-spéculatif qui n’investit plus dans la durée. Avec ces nouvelles donnes, le consumérisme est devenu ce qui résulte de l’innovation permanente : consommer sans cesse du nouveau, jeter sans cesse de l’ancien. Du coup, l’idée même de transmission devient problématique.

Si tout cela est vrai, l’école serait dévoyée de sa fonction première qui est d’humanisation, de promotion mais aussi d’insertion sociale à entendre au sens large.

 

Oui mais alors me direz-vous et la psychanalyse dans tout cela.

Je répondrai d’abord qu’il s’agit de se rappeler que pour Freud, il n’y a pas de structure créée par l’homme qui soit hétérogène à son psychisme et que lorsque Lacan prononce « L’inconscient, c’est la politique »[3], il ne s’agit pas d’une provocation mais de l’aboutissement de la logique freudienne même.

Je dirai ensuite que, parfois, certains psychanalystes peuvent être interrogés par la société (comme J.B Pontalis peut l’être dans le livre cité tout à l’heure) comme si la psychanalyse pouvait être une science prédictive. Rappelons que la psychanalyse est d’abord une pratique, celle du transfert. Elle est concernée par la politique comme production humaine, elle ne peut que décrire ce qui se crée quand « la » politique fusionne avec le savoir de la science pour devenir « le » politique. Avec « le » politique, la lecture qui serait faite de  la vie sociale  ne serait plus celle par laquelle le sujet se projette dans le monde mais la soumission à un impératif de conformité à la science.

Alors que serait une école pour la psychanalyse ? Eh bien déjà,  ce serait non pas un rejet (puisque s’il y a rejet c’est que déjà il y a eu offre d’adhésion) de cette école de la république  et des conditions dans lesquelles elle travaille mais  quelque chose qui se construirait sur ce que l’école de la république a laissé de côté, en reste. Construire une école pour la psychanalyse pourrait se faire à partir non pas d’un modèle de l’existant mais à partir de ce qui structure cet existant quitte à le tordre même fortement.

De quoi est fait cet existant que j’ai appelé l’école de la république ? Eh bien, dire que l’école existe, c’est dire que dans une société, il existe des savoirs et que ces derniers sont transmis par un corps spécialisé dans un lieu spécialisé. Parler d’école c’est parler de quatre choses : des savoirs, des savoirs transmissibles, des spécialistes chargés de transmettre ces savoirs et, enfin, d’une institution reconnue ayant pour fonction de mettre en présence, d’une manière réglée, les spécialistes qui transmettent et les sujets à qui l’on transmet.

A l’école de la république on distingue savoirs savants et savoirs enseignés. Pour passer de l’un à l’autre, il faut le filtre de ce que l’on appelle une « transposition didactique » qui transforme un savoir savant en un savoir enseignable c’est-à-dire transmissible. Ici, le savoir est transmis par des maîtres qui savent et qui savent qu’ils savent un savoir déposé, labélisé et dument placé et enregistré dans des banques de données consultables à souhait. Ces maîtres sont sélectionnés, recrutés et assermentés par une institution dont l’origine date de l’époque où l’alphabet a été inventé, et qui était destinée à une couche de la population à laquelle il était possible de se consacrer aux sciences et aux arts au lieu de se borner à fournir un travail productif. Elle a toujours conservé depuis lors certaines de ses caractéristiques originelles de base.

Il n’en est rien pour ce qui concerne une école pour la psychanalyse car il ne va pas de soi que des analystes puissent prendre fonction d’enseignant. Le point d’achoppement principal concerne le discours qui donne insigne aux enseignants. Car à partir de quel discours se produisent des enseignants ? C’est le discours universitaire qui effectue cette production. Mais alors, quelle est la place du discours universitaire dans la transmission analytique ?

D’abord, une remarque s’impose ici, pas plus que le discours du maître n’est prononcé par un maître en chair et en os, pas plus le discours universitaire n’est prononcé par celui/celle qui a les titres conférés par l’institution qui se nomme université.

Dans le discours de l’universitaire, c’est le savoir qui occupe la place dominante. Derrière les efforts pour inculquer un savoir apparemment neutre, le discours de l’universitaire rejoint celui du maître en ce qu’il se sert du savoir ou plutôt de ses apparences, pour atteindre fallacieusement des objectifs de maître : faire en sorte que « ça marche », sans autre visée du vrai. Il n’y a qu’une chose qui échappe à celui qui reçoit cet enseignement c’est son effet d’obscurantisme. Ce discours aboutit au formatage d’un sujet abolissant l’autonomie subjective dont il peut jouir. Etant donné l’actuel de cette question, je pense qu’il n’y a pas lieu de l’esquiver ou d’en minimiser l’enjeu.

 

Des quatre points proposés plus haut, je n’en retiendrai que trois : la question du savoir, celle de la transmission et enfin celle de l’institution. A l’usage, dans l’écriture de ce texte, il ne m’a pas été possible de distinguer séparément chacun des trois points retenus et ainsi de faire comme à l’école de la république un exposé en trois points distincts, ce que je propose dans ce qui suit est de vous  livrer, à mes risques et périls, le tissage textuel nouant ces trois points.

A proprement parler, Freud n’a pas produit un enseignement mais un savoir qui pourrait se dire ainsi : nul n’est maître en sa demeure. Il s’est laissé enseigner par l’hystérique et, confronté aux phénomènes de transfert, a fondé la psychanalyse. Le transfert n’est pas une invention de Freud. Ce que Freud a reconnu et inventé, c’est une innovation technique qui remplace l’hypnose par l’association libre rendant possible l’articulation des structures et des formations de l’inconscient dont la jouissance est l’enjeu.

Breuer, Charcot et Chrobak, les précurseurs de la psychanalyse, ne se sont pas soucié de  ce savoir inconscient et c’est sans le savoir qu’ils le transmettent à Freud. Ce dernier écrit : « ces trois hommes m’avaient transmis une conception qu’à proprement parler ils ne possédaient pas » et ce n’est que dans l’après-coup que Freud va prendre en compte cette transmission, il poursuit ainsi : « ces transmissions identiques que je m’étais assimilées sans les comprendre avaient sommeillé en moi pendant des années, pour se révéler un jour comme une conception originale, m’appartenant en propre »[4].

Ainsi, nul n’est maître du savoir dont il est l’ancrage et ce n’est pas le discours du maître que Lacan tient en son retour au sens de Freud. Lacan met en acte dans sa pratique ce retour et c’est celui-ci qui va tisser le réel de son enseignement. Il en rend compte dans l’élaboration topologique de ses séminaires et par la fondation de son école en 1964.

Dès cette fondation, Lacan soulève la question du rapport de cette école avec son enseignement : « l’enseignement de la psychanalyse ne peut se transmettre d’un sujet à l’autre que par les voies d’un transfert de travail »[5]. Le transfert de travail constitue ainsi les voies de cette transmission.

La psychanalyse a consistance des textes de Freud. Lacan a soumis cette consistance à l’épreuve de la discipline du commentaire. Pour autant, le tranchant de vérité de la découverte freudienne ne peut être mis à l’épreuve que dans et par la pratique analytique. La vérité psychanalytique qui se fonde sur le discours psychanalytique ne peut que se mi-dire, et parler du discours psychanalytique hors lieu de la psychanalyse  est problématique car c’est dans l’analyse que l’inconscient structuré comme un langage s’ordonne en discours[6]. La psychanalyse ne relève pas d’une théorie, mais d’une structure de discours dont l’objet « a » fonde la logique. Seul le discours analytique relève de cette structure.

 

Que produit l’analyste lorsqu’il prend position d’enseignant ? Le savoir analytique est-il enseignable ?

Dès son premier séminaire, Lacan marque le ton, et y participe de son être. La position d’enseignant se soutient du $, cette position est singulière et particulière.

Le savoir qui interroge le $ dans le discours analytique n’est pas le même que celui que produit le discours de l’hystérique. Le savoir du discours analytique, S2, en place de vérité est un savoir déjà là dont l’analyste ne sait rien. Ce qui importe pour le psychanalyste, ce n’est pas le savoir mais bien le sujet supposé. Le savoir, Lacan le dénonce comme fonction imaginaire et idéalisante, ainsi « les psychanalystes sont les savants d’un savoir dont ils ne peuvent s’entretenir »[7]. Lacan ajoutera que « rien ne dit à l’avance que l’enseignement ne soit pas là pour barrer le savoir »[8]. Cependant, ce par quoi l’analyste doit être enseigné, c’est le réel.

 

En conclusion, je dirai que quel que soit le lieu où aujourd’hui, l’analyste est confronté à la question de la transmission de l’analyse, il a à s’interroger sur le réel enjeu de l’enseignement. S’il y a encore de l’analyste dont « le » politique n’a pas fait le sort, il ne peut méconnaître cette injonction de Lacan : « La politique que suppose toute provocation d’un marché ne peut être que falsification »[9].

[1] La psychanalyse est-elle soluble dans le consumérisme ? La réponse est évidemment et irréductiblement NON. Le problème n’est donc pas là.

[2] L’école et son miroir, Paris, Jacob Duvernet, 2011

[3] Jacques Lacan  dans la leçon du 10 Mai 1967 du Séminaire « La logique du fantasme ».

[4] S. Freud, « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique » dans Cinq Leçons sur la Psychanalyse, Payot.

[5] Lacan J., « De l’école comme expérience inaugurale » dans « Note adjointe » à « Acte de fondation » (publié en 1965 et republié dans « Annuaire 1977 » de L’Ecole freudienne de Paris).

[6] Lacan J., « L’étourdit » dans Scilicet n°4, Seuil, 1973.

[7] « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité » dans Scilicet n° 1, Seuil, 1968.

[8] Lacan J.,  Allocution prononcée pour la clôture du congrès de l’École freudienne de Paris, 19 avril 1970, par son directeurSilicet, 2/3, Seuil, 1970.

[9] Lacan J., « La Méprise du sujet supposé savoir » dans Scilicet, n° 1, Seuil, 1968.

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