Marc Vincent 02/12/17

« De la psychanalyse, faire école… à contretemps ? »   

 

 

« – Que peut-on attendre d’une psychanalyse ? 

  • La première chose qui me vient à l’esprit, en tant qu’analyste, est : la possibilité d’accueillir l’inespéré […] étant entendu que l’inattendu, c’est ce qui, précisément fait horreur à la névrose »: Voilà ce qu’Anne Dufourmantelle[1], peu de temps avant de nous quitter, répondait au journaliste qui l’interviewait sur France-Culture à propos de son livre « Eloge du risque ».

 

Cet inespéré, pourrait peut-être se définir ainsi : « …d’une seule parole échappée, d’une seule note – tout comme la syncope – il est perçu par l’auditeur comme un déplacement de l’attendu… », il est, à chaque fois, « ce qui ne cesse d’arriver » …mais, il est aussi « le présent du contemporain » : on le nomme habituellement « le contre-temps[2] ».

« …La psychanalyse est un art de la transformation, et cette transformation doit prendre la valeur d’une connaissance nouvelle. Elle est une pratique d’appropriation qui fabrique de l’inédit... Je viens parler de moi pour être un autre. Je parle à cet autre, l’analyste, pour métamorphoser l’héritage qu’on prétendait m’avoir réservé... [3]»

Et je vais, pour introduire encore plus mon propos, reprendre ici quelques mots d’un analyste problématique – s’il en fût – Je veux parler ici de Serge Leclaire, que je cite : « Comment formuler, comment écrire ce qu’il en est des rapports d’inadéquations auxquels la psychanalyse nous confronte sans les soumettre, sans les réduire à une pensée de l’adéquation ? [4]» disait-il dans un débat souvent renouvelé avec un autre psychanalyste problématique, lui aussi : Conrad Stein.

Autrement dit, la tâche – cette tâche de formulation, voire de formalisation, que je qualifierai de psychanalytique, qui court, et qui a cours, aussi bien, tout au long de ce qui pourra devenir, constituer, l’analyse – est délicate, et il y va sans doute, à cet endroit, de pouvoir ou non laisser venir cette délicate et juste inadéquation, de laisser advenir les nécessaires et non moins incertaines conditions pour que de « l’analyse en-effet » puisse réellement se jouer – et sans doute ne trouverait elle – cette analyse à venir – à s’y produire qu’à peu de chose. Un « Peu de chose » ou un rien qui, s’il trouve voie à s’énoncer, ne le fera qu’après-coup et que très approximativement, et souvent à partir d’un certain « out of joint ». Un « Out of joint » : autre nom pour « ce qui ne vient qu’à contretemps », parce que, pour reprendre les choses à leurs tous-débuts, « les représentations inconscientes sont réellement incompatibles avec le conscient » (Unverträglich dit Freud).

Alors peut-on apprendre à rendre-compte sans réduire ce compte-rendu à une pensée de l’adéquation, par exemple ? Est-ce que cela ne pourrait pas être justement l’une des principales tâches d’une école de psychanalyse ?

Et peut-on « De la psychanalyse, faire école… ? », et comment donc ?

La formulation, comme vous l’entendez, laisse à désirer – et ça n’est peut-être pas là la moindre des choses – ça laisse à désirer parce que la proposition est quelque peu ambiguë : Qu’est-ce que peut bien vouloir dire que cette écriture : « De la psychanalyse » ?

Est-ce ça signifie « depuis » ? Depuis la psychanalyse, depuis son invention, depuis sa naissance ou depuis sa rencontre, depuis son expérience, depuis ma rencontre avec-elle, depuis mon expérience d’elle ? Ou est-ce que ça signifie « à partir de » la psychanalyse ?  A partir de son existence, ou à partir de sa suspension ou de sa fin, au sens de la fin d’une expérience de la psychanalyse justement ? Ou encore est-ce qu’il s’agit tout simplement d’une manière de dire « à propos » de la psychanalyse ?

Est-ce qu’il s’agit de faire école « depuis » la psychanalyse ? « A partir de » la psychanalyse ? Ou plutôt de faire école « à propos de » la psychanalyse ? Et si c’est « à partir de » la psychanalyse, est-ce d’en partir ou de s’en séparer qui permettrait de faire école ?

D’une certaine façon, nous savons qu’il n’est probablement pas possible d’enseigner la psychanalyse sans la quitter, je veux dire sans quitter cette configuration, ce dispositif ou cette disposition qu’est « le discours de l’analyste », configuration qui ne se trouve pouvoir opérer que sur la scène de la psychanalyse qui réunit et sépare psychanalysant et psychanalyste. Vouloir enseigner la psychanalyse, ou « enseigner sur » ou « à propos de la psychanalyse », et se donner le moyen de le faire, nécessite de passer dans un autre discours : qu’il s’agisse du discours du maître, du discours de l’universitaire ou du discours de l’hystérique. Le maître d’école, s’il y en a un – et la question subsidiaire est de savoir s’il est bien possible qu’il puisse ne pas y en avoir un : un seul ? –  le maître d’école donc, passera d’un discours à l’autre parmi ces trois dont le quatrième (le discours de l’analyste) se trouve exclus.

Que « faire école de la psychanalyse » nécessiterait d’en partir, voici un premier paradoxe puisqu’apparemment, l’enseigner impose de la quitter.

Second paradoxe en retour, l’enseigner nécessite d’y revenir dans un mouvement réflexif afin de l’étudier, voire de la théoriser. Mais alors, de quelle place ? Là encore, il ne peut pas (ou plus) s’agir de la place du psychanalyste (s’il en est bien une, et une seule ?).

La question, pour ne pas être nouvelle, n’en est pas plus aisée à résoudre encore aujourd’hui, et il y a peu de chance que le temps à lui seul soit d’un grand secours.

Quand Freud découvre l’inconscient (ou plutôt un certain type d’inconscient) il théorise et il essaie de mettre en articulation le nouveau champ de savoir qu’il invente et qu’il inventorie avec les savoirs constitués existants et connus à son époque, en particulier ceux qui ont pour objet l’étude de l’humain. Ce champ de savoir nouveau a une voie d’abord préférentielle et qui s’impose de fait, cette voie étant celle de la clinique du symptôme. Cette invention se double d’un inventaire et d’une investigation qui se déroule dans le cadre de manifestations (pathologiques) qui surviennent le plus souvent à contretemps, au sens où cela vient bousculer le champ du savoir, et en particulier du savoir médical dont il a quelques difficultés à se démarquer au début. Freud vient de mettre en évidence un autre champ de savoir qui est cette fois supposé au patient, un savoir qui (visiblement) ne se sait pas.

Autrement dit, ce qui mène à la mise à découvert de ce savoir inconscient, résulte non pas tant d’une technique particulière mais plutôt d’une attitude, d’une inclinaison à susciter ce savoir prêté au patient. C’est cette attitude, ce « clinamen », qui va conduire à la fabrication de ce que d’aucuns nommeraient « le cadre analytique ». Un cadre qui ne tient pas tant à ses aspects concrets de « dispositif particulier », qu’aux dispositions prise par celui qui est psychanalyste : une disposition qui ressortit d’une réelle prise de position. Ce qui va conduire à la mise en acte de l’expérience de la psychanalyse, et c’est cette expérience elle-même qui délivre un savoir qui est d’un ordre différent des savoirs habituels qui tous peuvent se ranger aux titres des différents discours à l’exclusion du discours de l’analyste.

On peut ainsi dire cela, on peut l’enseigner en en tirant le plus possible de savoir transmissible ou enseignable. On peut discourir là-dessus et sur la théorie qui peut devenir une théorie de la psychanalyse, mais tout ceci ne restera qu’une métaphore, voire une mythologie.

L’invention, le travail d’élaboration visant à rendre audible la psychanalyse et le psychanalyste pourront à l’extrême – comme l’a fait Lacan – donner lieu à une mathématisation. Mais cette théorisation restera d’une certaine façon divisée, manquante… Elle restera accrochée à sa fonction qui est de pouvoir être généralisable – d’où les concepts fondamentaux par exemple. Elle pourra être généralisable au sens où elle entre dans le système symbolique des énoncés : on peut se parler avec son aide, on peut échanger, elle pourra même générer un champ de savoir qui s’en trouve défini et circonscrit et qui pourra faire l’objet d’un enseignement. Mais en ce cas, si ce champ n’était que tel, qu’est ce différencierait ce savoir d’un savoir médical, d’un savoir psychologique ou d’un savoir philosophique ?

A côté de cette généralisation se tient la singularité, celle qui justifie qu’il puisse exister, par exemple, plusieurs écoles de psychanalyse, celle qui résulte de l’expérience de la psychanalyse et qui rappelle que chaque théoricien de la psychanalyse est aussi psychanalyste (et psychanalysant). Sa pratique l’enseigne et va interroger les théories dont il dispose. D’une certaine façon et idéalement chaque psychanalyste est théoricien de sa pratique de l’analyse qu’il conduit et découvre en même temps : un même temps qui n’est justement pas dépourvu d’après-coup comme de contretemps. On pourrait sans dommage avancer qu’il est bien difficile d’occuper cette place de psychanalyste (si tant est que ce soit réellement possible) sans théoriser, sans produire de l’analyse, de l’analyse de la psychanalyse.

Et là nous sommes sur un autre versant de la question : L’école de psychanalyse forme-t-elle des psychanalystes ?

Et là encore, la question a beau être ressassée depuis la découverte freudienne, elle ne trouve pas de réponse satisfaisante : satisfaisante au sens où elle pourrait réduire au silence cette question qui reste ouverte… ce qui d’ailleurs s’avère des plus indispensable.

L’école, sans doute, contribue à la formation des psychanalystes au sens où elle permet de travailler les théories et les fondamentaux qu’ils échafaudent continuellement, et dans la mesure où elle permet de mettre en jeu avec d’autres l’engagement dans l’analyse. Bien évidemment qu’il serait en revanche totalement illusoire de penser qu’on peut devenir psychanalyste en s’inscrivant (au sens de s’y risquer) dans une école de psychanalyse, et d’ailleurs : « devient-on psychanalyste ? » Et « si oui comment donc » ? La question – qui n’est pas une coquetterie – est loin d’être résolue ! Et, ce n’est rien de faire école, ne serait-ce que pour tenter de répondre à cette interrogation : « Comment devient-on psychanalyste » ? Est-ce qu’entendre – et non savoir, et encore moins comprendre – peut bien s’apprendre, et comment donc ? Et je ne veux pas dire ici entendre des jeux de langues, je veux dire ici « entendre un autre », ce qui me semble être tout autre justement. La question est difficile, et le constat qui peut en suivre ne l’est pas forcément moins.

Pour pousser les choses un peu plus avant on pourrait peut-être ajouter qu’une école de psychanalyse s’adresse certainement préférentiellement à des psychanalystes. C’est – me semble-t-il – comme ça que Lacan s’adressait : il disait qu’il s’adressait aux psychanalystes, même s’il n’exigeait pas du tout que le public de son séminaire ne soit composé que de psychanalystes. Qu’est–ce que cela voulait dire ? Sinon que justement, il n’y a pas de diplôme possible de psychanalyste, l’école de psychanalyse ça n’en délivre pas. Ce qui ne veut pas dire pour autant que quiconque puisse se déclarer psychanalyste si ça lui chante même si rien ne l’empêche. Rien effectivement ne l’empêche, mais le seul qui puisse qualifier le psychanalyste c’est l’analysant. Parce que si « l’analyste ne s’autorise que de lui-même » ça n’est pas parce qu’il aurait acquis par on ne sait quel savoir cette capacité à s’autojuger comme capable de l’être… ça n’est peut-être pas du côté du moi que ça s’opère, et pas plus du côté du moi de son analyste ou de celui de son superviseur. Que l’analyste ne puisse pas ne pas s’autoriser ne fait pas référence à un sujet, mais à « l’analyste lui-même » ou à « l’analyste en personne » – le même que celui qui s’adresse à Polyphème, et qui ne se réduit justement pas dans cette formulation à une simple personne, ou à un sujet, mais plutôt à une fonction ou une place, voire une position. L’autorisation en question fait plutôt ici référence à une « auteurisation » ou une « acteurisation ».

Quand Lacan fait école et rappelle régulièrement qu’il s’adresse aux psychanalystes, il s’adresse effectivement, et il faut ici entendre le verbe « s’adresser » dans son sens transitif comme un envoi vers un destinataire supposé auditeur et lecteur possible de ce qui lui est adressé. Lacan s’adresse (lui-même) aux psychanalystes car il ne parle pas dans cet enseignement en tant que psychanalyste mais bien plutôt – et totalement à contretemps – comme psychanalysant. C’est ce qu’il dira et redira, tout comme il pourra dire qu’il peut aussi parler en maître, mais ce qu’il ne peut pas faire, c’est de parler en place de psychanalyste quand il enseigne.

Mais revenons à cette école et à ceux qui s’y inscrivent ou plutôt qui y inscrivent leur travail, qu’ils soient psychanalystes ou non. Une école qui, si elle ne distingue ni ne reconnait des analystes, peut pour autant les supposer et permettre cette rencontre nécessaire entre eux d’une part, et d’autre part entre les deux versants quasiment moebien du psychanalyste et de sa formation.

Maintenir, tenir, ce travail à plus-d’un de l’interrogation de la psychanalyse en intension comme en extension, de l’interrogation continuelle de ce champ que Lacan a justement nommé freudien. Un travail à plus-d’un qui permet la rencontre de l’altérité au cœur même de toutes théorisations des concepts de la psychanalyse, et la rencontre entre ces deux dit-mentions de savoir dont se soutient le psychanalyste, c’est-à-dire d’un côté un savoir référentiel, celui de la psychanalyse, et d’un autre côté un savoir textuel propre au psychanalyste et à sa propre expérience de la psychanalyse.

Le savoir référentiel pouvant se ranger dans l’ordre des savoirs aussi bien hérités que capitalisables, qu’enseignables ; le savoir textuel relèverait plutôt de l’ordre de la vérité : « C’est ainsi que le dit ne va pas sans dire. Mais si le dit se pose toujours en vérité, fût-ce à ne jamais dépasser un mi-dit (comme je m’exprime), le dire ne s’y couple que d’y ex-sister, soit de n’être pas de la dit-mension de la vérité. »[5]

Une école qui permet cette coexistence, cette friction, ce point d’asymptote ou ce point de fuite entre la corde de la vérité et l’arc du savoir : « …cette frontière sensible entre la vérité et le savoir, c’est là précisément que se tient le discours analytique[6] » Maintenir la possibilité de cette frontière et de son constant déplacement à coups de contretemps : Voilà ce que l’on peut peut-être attendre comme « mise » dans une école.

Enfin, faire école nécessite de sortir de la répétition car « Les chiens de garde du patrimoine psychanalytique n’ont jamais rien transmis, ils interdisent le passage et la vie. Notre devoir est donc de venir percuter ce qui est prétendument acquis, et que l’on croit nous avoir transmis. [7]»

Pour finir : Si la pensée semble s’originer d’un contre – au sens où l’on pense toujours « contre » – c’est dire qu’elle-même surviendrait, telle justement un « contretemps » ?

 

Marc Vincent, le 02/12/17

[1] La psychanalyste et philosophe Anne Dufourmantelle s’est noyée le 21 juillet 2017 en tentant de porter secours à des enfants.

[2] In : Revue « Contretemps » N°1, Gallimard

[3] « L’hospitalité, une valeur universelle ? » par Anne Dufourmantelle in « Insistance » N°8

[4] Serge Leclaire, « Détour » in « Ecrits pour la psychanalyse », Arcanes éd.

[5] J. Lacan : « L’étourdit »

[6] J. Lacan, « Le savoir du psychanalyste », le 4/11/1971

[7] A. Dufourmantelle, Op. Cit.

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