RAPPORT SUR LES AVANCEES ET LES APPORTS DES PSYCHANALYSTES FRANÇAIS DANS LE CHAMP DE LA SANTE MENTALE, DE LA JEUNESSE ET DE LA CULTURE

1
RAPPORT SUR LES AVANCEES ET LES APPORTS DES PSYCHANALYSTES FRANÇAIS
DANS LE CHAMP DE LA SANTE MENTALE, DE LA JEUNESSE ET DE LA CULTURE
Juillet 2018
2
COORDINATEURS
Keller Pascal-Henri, Professeur émérite Université de Poitiers, Psychologue

Landman Patrick, Psychiatre, Juriste, Psychanalyste

CONTRIBUTEURS A LA REDACTION
Bantman Patrick, Psychiatre Honoraire des Hôpitaux ; Médiateur médical des
Hôpitaux de Saint Maurice, Médecin Psychiatre OFII
Bataillon Nathalie, Cinéaste, Psychanalyste
Belamich Patrick, Psychiatre, Psychanalyste, Médecin Directeur CMPP
Fontainebleau
Bergès Bounes Marika, Psychologue clinicienne, Psychanalyste, ex-praticienne
Unité de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, CH Sainte Anne
Carbunar Jean-Michel, Psychanalyste, Psychodramatiste
Chaperot Christophe, Psychiatre, Chef de service CH Abbeville, Psychanalyste
Chemla Patrick, Psychiatre, Psychanalyste Chef de pôle, Centre Antonin Artaud
CHU Reims,
Croix Laurence, MCF psychologie & sciences de l’éducation, attachée CRPMS
EA 3522, Université Paris-Diderot, CS COMUE Paris-Lumières, Psychanalyste
Dana Guy, Psychiatre, Psychanalyste, ex-Chef de Service GH Longjumeau
Darmon Marc, Psychiatre, Psychanalyste
David Marielle, Pédopsychiatre, Psychanalyste, ex-membre CNCDH
Douville Olivier, MCF Psychologie, CRPMS EA 3522, Psychanalyste
Drapier Jean-Pierre, Psychiatre, Médecin directeur CMPP Orly, Psychanalyste
Fischman Georges, Psychiatre des hôpitaux, Psychanalyste, Directeur du Centre
d’épistémologie clinique, CH Sainte Anne
Forget Jean-Marie, Psychiatre, Psychanalyste
Gailis Janis, Psychiatre, Médecin-Directeur CMPP de Montreuil, Psychanalyste
Garcia-Fons Tristan, Pédopsychiatre, Médecin-Directeur IME Jean Macé à
Montreuil, Psychanalyste
Godart Elsa, Philosophe, Psychanalyste, Directrice de Recherche Université Paris-
Est Créteil, HDR Université Paris Diderot
Lamrani Tissot Rhadija, Psychanalyste, Linguiste, Essayiste
Robert Levy, Docteur en psychologie clinique, Psychanalyste, Chercheur associé
Université Aix Marseille, ex-superviseur CMPP Montgeron
Markman Nora, Psychologue Clinicienne Université Paris 7, Psychanalyste, CMPP
Fontainebleau
Najman Thierry, Psychiatre, Psychanalyste, Chef de Pôle EPS de Moisselles
Patris Michel, Psychiatre, Psychanalyste, Professeur Honoraire de Psychiatrie
Université de Strasbourg
Pommier Gérard, Psychiatre, Psychanalyste, Professeur Emérite Université de
Strasbourg, directeur de recherche Université Paris Diderot,
Sciara Louis, Psychiatre, Psychanalyste, Médecin-Directeur CMPP Villeneuve Saint
Georges, APSI
Sédat Jacques, Philosophe, Psychanalyste, Secrétaire du Groupe de Contact
Tourres Landman Dominique, Psychiatre, Psychanalyste, Médecin Directeur HDJ
CMPP Ville d’Avray
3
EDITEURS DES CONTRIBUTEURS
Albin Michel; Armand Colin; Aubier; Campagne-Première Editions; De
Boecke ; Doin ; Dunod ; Editions Universitaires Européennes ; Erès ; Fayard ;
Flammarion ; Gallimard ; Hakusuisha Publishing Co. Tokyo ; Hermann ; In Press ;
Ithaque ; La Découverte ; Larousse ; Les Belles Lettres ; L’Harmattan ; Masson ;
Max Milo ; Michel Lafon ; Odile Jacob ; Ovadia ; Payot ; PLON ; PUF ; Privat ;
Scrineo ; Seuil
CO-SIGNATAIRES
INDIVIDUELS
Bacqué Marie-Frédérique, Professeure Université de Strasbourg
Chaboudez Gisèle, Psychiatre, Vice-Présidente Espace Analytique
Ducousso-Lacaze Alain, Professeur Université Poitiers, CAPS EA 4050
Estellon Vincent, Psychologie clinique, Professeur de Université de Montpellier,
directeur du CEC (Centre d’éthique contemporaine)
Even-Leberre Catherine, Psychanalyste, Vice-Présidente Quatrième Groupe
Gentizon Jean-Michel, Psychiatre honoraire des hôpitaux, Psychanalyste
Godefroy Hélène, Psychologue, Psychanalyste Espace Analytique
La Gorce Bernard (de), Psychanalyste, APF, Lyon
Leguil François, Psychiatre, psychanalyste
Legouis Jean-Baptiste, Secrétaire Général du RPH
Maleval Jean-Claude, Professeur Emérite Université Rennes 2, Président du BAPU,
Psychanalyste ECF et AMP.
Ottavi Laurent, Professeur Université Rennes 2, Psychanalyste ECF
Rafowicz Emile, Psychiatre
Sapriel Guy, Psychiatre, Psychanalyste
Vanier Alain, Professeur Université Paris Diderot, Directeur CRPMS
Vanier Catherine, Docteure en psychologie, Université Paris 8, chercheuse
associée, Université Paris Diderot

SOCIETES ET ASSOCIATIONS SIGNATAIRES
Analyse Freudienne http://www.analysefreudienne.net/
Association Lacanienne Internationale* https://www.freud-lacan.com/
Association Psychanalytique de France https://associationpsychanalytiquedefrance.org/
Cercle freudien https://www.cerclefreudien.org/
École de la Cause Freudienne*1 http://www.causefreudienne.net/
École de Psychanalyse des forums du Champ Lacanien https://www.champlacanien.net/
Espace Analytique http://espace-analytique.org/
FEDEPSY http://fedepsy.org/
Fédération des Ateliers de Psychanalyse http://www.federation-ateliers-psychanalyse.org/
Fédération Européenne de Psychanalyse https://www.epf-fep.eu/fre
Psychanalyse actuelle http://www.psychanalyseactuelle.com/
Quatrième Groupe https://www.quatrieme-groupe.org/
Réseau pour la psychanalyse à l’Hôpital http://www.rphweb.fr/
Société Psychanalytique de Paris*2 https://www.spp.asso.fr/
1
2 * Reconnue d’utilité publique
4
Société de Psychanalyse Freudienne https://www.spf.asso.fr/
Société Psychanalytique de Recherche et de Formation http://sprf.asso.fr/sprfwp/
SIGLES
ALI : Association lacanienne internationale
AMP : Association mondiale de psychanalyse
APF : Association psychanalytique de France
API : Association psychanalytique internationale
APSI : Association de prévention, soins et insertion
BAPU : Bureau d’aide psychologique universitaire
CAMPS : Centre d’action médico-sociale précoce
CATTP : Centres d’accueil thérapeutiques à temps partiel
CH : Centre hospitalier
CHU : Centre hospitalier universitaire
CNCDH : Commission nationale consultative des droits de l’homme
COMUE : communautés d’Universités et établissements
CRPMS : Centre de recherche psychanalyse, médecine et société
CS : Conseil Scientifique
ECF : Ecole de la cause freudienne
ENM : Ecole nationale de la magistrature
EPS : Etablissement public de santé
FDCMPP : Fédération des centres médico psycho pédagogiques
GH : Groupe hospitalier
GIS : Groupement d’intérêt scientifique
HDJ : Hôpital de jour
HDR : Habilité à diriger des recherches
IME : Institut médico-éducatif
IPA : International psychoanalytical association
MCF : Maître de Conférences
OFII : Office français de l’immigration et de l’intégration
OPLF : Organisation psychanalytique de langue française
PH : Praticien hospitalier
RPH : Réseau pour la psychanalyse à l’hôpital
SEPEA : Société Européenne pour la psychanalyse de l’enfant et de
l’adolescent
SIUEERPP : Séminaire interuniversitaire européen d’enseignement et de
recherche en psychopathologie et psychanalyse
SPFR : Société Psychanalytique de Recherche et de Formation
SPP : Société psychanalytique de Paris
UNAFAM : Union nationale des amis et familles de personnes malades
psychiques
5
SOMMAIRE
INTRODUCTION
A – Psychanalyse, scientificité et efficacité………………………………… p. 7
1) Historique ………………………………………………………………………. p. 7
2) État des lieux : Science, psychanalyse et scientificité ……………….. p. 10
3) Apports psychanalytiques et préconisations …………………………. p. 16
B – Psychanalystes et pratique institutionnelle……………………………… p. 21
1) Historique …………………………………………………………………….. p. 21
2) État des lieux ………………………………………………………………….. p. 25
3) Préconisations et pratiques innovantes ..………………………………… p. 29
C – La psychanalyse, l’enfance et la jeunesse………………………………p. 33
1) Historique ………………………………………………………………………. p. 33
2) État des lieux …………………………………..………………………………. p. 38
3) Préconisations et pratiques innovantes ..………………………………… p. 45
D – PSYCHANALYSE ET CULTURE ………………………………….……………………. p. 48
1) Historique ………………………………………………………………………… p. 48
2) État des lieux …………………………………………………………………… p. 53
3) Préconisations et pratiques innovantes …………………………………… p. 57
6
INTRODUCTION
De façon récurrente, la psychanalyse et/ou les psychanalystes sont mis
sur la sellette par l’actualité. Aussi la discipline fondée par Freud au début du
20ème siècle reste-t-elle liée, dans l’esprit du public et des décideurs politiques,
à des représentations fragmentaires et hétérogènes, souvent identifiée à une
source de controverses. Pourtant, directement ou non, dans leur cadre social,
professionnel ou de leur vie privée, les citoyens français sont de plus en plus
souvent mis en présence de notions issues de la psychanalyse. C’est le
contraste entre, d’une part une influence psychanalytique qui se développe
loin de toute hégémonie, et d’autre part des attaques sporadiques, parfois
malveillantes, qui a décidé les spécialistes à dresser un état des lieux de la
psychanalyse en France. Leur but est de faire saisir à tous ceux qui sont
concernés les principaux enjeux de cette situation, paradoxale en
apparence.
Ces experts ont tous une longue expérience de psychanalystes. Ils ont
rédigé un rapport qui permet de mieux identifier les acquis de leur discipline
et son rôle dans des domaines précis. Ce rapport est organisé en quatre
chapitres : 1) Psychanalyse, scientificité, efficacité ; 2) Psychanalyse et
pratique institutionnelle ; 3) Psychanalyse, enfance et jeunesse ;
4) Psychanalyse, culture et médias. Les auteurs ont adopté une méthode de
travail par groupes, constitués autour de ces quatre domaines. Les références
à partir desquelles chaque partie est rédigée figurent clairement dans le
rapport et sont accessibles à tout le monde.
Afin d’harmoniser leur présentation et d’en faciliter l’accès aux lecteurs,
ces quatre chapitres sont structurés en trois points :
– Historique
– État des lieux
– Préconisations et pratiques innovantes
Intitulé « Rapport sur les avancées et les apports des psychanalystes
français dans le champ de la Santé mentale, de la jeunesse et de la culture »,
ce document est destiné à éclairer les responsables politiques et
administratifs de la Santé mentale française, ainsi que le public intéressé.
Plusieurs voix s’élèvent pour dire que la psychanalyse ne répond plus aux
besoins de ce secteur d’activité. Dans ce contexte, le présent rapport décrit,
non seulement la plupart des réalisations mises en oeuvre par les
psychanalystes français, mais également leurs forces de propositions. Plus
généralement, il fait état de la présence féconde de la psychanalyse dans le
paysage culturel français et de son rayonnement au-delà de nos frontières.
_____
7
A – PSYCHANALYSE, SCIENTIFICITE ET EFFICACITE
1) HISTORIQUE
Résumé : Depuis le début du 20ème siècle, la volonté de Freud d’inscrire la
psychanalyse dans le champ scientifique est incontestable. Il s’agit donc de
distinguer, d’un côté les débats qui se situent dans ce champ en contribuant
au développement de cette discipline, et de l’autre les controverses
partisanes qui masquent au public ainsi qu’aux décideurs politiques, la
rigueur de la théorie et de la pratique psychanalytiques.
Fondations scientifiques
L’objectif professionnel du fondateur de la psychanalyse était scientifique, et
même « l’intérêt capital de (sa) vie ». En mai 2006, le New York Times a ainsi
consacré un long article à la carrière scientifique de Freud, depuis ses
observations de neurones au microscope à la fin du 19ème siècle, jusqu’à sa
modélisation de l’appareil psychique dans les années 1930. À de nombreuses
occasions et dans la plupart de ses écrits, Freud a montré que les cadres de
sa pensée étaient scientifiques, son orientation initiale étant moins celle de la
médecine que celle des sciences de la nature.
Connu sous le titre : « Esquisse d’une psychologie scientifique », le premier
manuscrit important rédigé par Freud sur la psychologie est désigné par lui
comme une « psychologie à l’usage des neurologues ». Quant au mot
inconscient, qui symbolise désormais la psychanalyse, Freud considère dès
1915 qu’il désigne davantage un état psychique qu’un lieu énigmatique du
cerveau. Son projet est de « travailler scientifiquement à (l’) hypothèse » de
l’inconscient. Selon lui, le but de ce travail scientifique est moins la
découverte d’ «un » inconscient, que l’étude de l’hypothèse « d’une seconde
conscience, unie dans ma personne à celle qui m’est connue ». Cette
formulation autorise chacun à reconnaître en lui la présence de cette
activité psychique inconsciente, dont l’origine demeure inaccessible sans un
certain travail psychique sur soi-même et dont les effets sont toutefois
observables au quotidien (lapsus, actes manqués, rêves, etc.).
La psychanalyse se préoccupe ainsi de phénomènes qui, avant tout,
résultent d’effets observables sur les processus conscients de la parole
initialement recueillie dans le dispositif d’une cure.
C’est aussi son attachement à la vérité qui gouverne l’intérêt de Freud pour
la science. Il s’agit là d’une vérité moderne, scientifique, et non d’une vérité
métaphysique et spéculative, ou religieuse et révélée. Cette vérité
scientifique de la psychanalyse présente des différences avec les vérités
scientifiques des sciences expérimentales. Ainsi la vérité qui surgit de
l’expérience psychanalytique émane, pour le sujet, de l’opération narrative
de sa parole. L’écoute d’un professionnel formé à la psychanalyse permet à
cette vérité de se transmettre. Quant à sa transmission, elle s’inscrit dans le
champ de rationalité propre à la communauté qui oeuvre à partir du cadre
psychanalytique.
Dans l’ouvrage auquel il travaillait avant sa mort, Freud a multiplié les
8
rapprochements entre la démarche de la psychanalyse et celle d’autres
sciences de la nature. Comme dans cette remarque à propos des faits dont il
s’agit d’élucider la survenue et le déroulement : « Les phénomènes étudiés
par la psychologie sont en eux-mêmes aussi inconnaissables que ceux des
autres sciences, de la chimie ou de la physique par exemple, mais il est
possible d’établir les lois qui les régissent (…). C’est là ce qu’on appelle
acquérir « la compréhension » de cette catégorie de phénomènes naturels
(…). Il convient de les regarder sous le même angle que les hypothèses de
travail habituellement utilisées dans d’autres sciences naturelles et de leur
attribuer la même valeur approximative. » Le rapprochement établi par Freud
entre l’activité scientifique menée tout au long de sa vie et celle d’autres
chercheurs est sans ambiguïté : pour lui, la psychanalyse se rallie à l’ambition
et à la démarche de toute discipline scientifique.
Parmi les critiques légitimement formulées à l’égard de cette jeune science,
certaines sont solidement argumentées, d’autres témoignent d’a priori qui
relèvent davantage du jugement partisan que du véritable débat
scientifique. De plus, certaines contestations du savoir psychanalytique
viennent du champ dont Freud a cherché à se dégager : la philosophie. La
charge la plus médiatisée des 10 dernières années contre la psychanalyse
vient d’un philosophe, lui-même contesté, non seulement par le monde de la
philosophie, mais également celui des historiens, des sociologues et bien sûr
des psychanalystes : Michel Onfray. Sa critique se concentre sur la personne
du fondateur de la psychanalyse, véhiculée par un discours virulent et sans
nuance, mal documenté et plus proche d’un procès à charge que d’un
débat sérieux. Le titre de cet ouvrage – Le crépuscule d’une idole – est
évocateur de la visée de l’auteur, sorte de règlement de compte quasimystique
avec une figure majeure du monde intellectuel occidental, sans
rapport avec les exigences d’une discussion rigoureuse, fondée sur une
rationalité scientifique et capable d’éclairer véritablement le public.
Loin de ce ton polémique et caricatural, plusieurs auteurs ont donné à leurs
critiques de la psychanalyse une véritable dimension épistémologique,
éclairant le débat au lieu de l’obscurcir. Bouveresse et Quilliot se sont par
exemple opposés à la psychanalyse en arguant que Freud aurait cherché à
donner aux faits psychiques un statut de « réalités matérielles ». Dans un autre
ordre d’idée, le philosophe Adolf Grünbaum a revendiqué une « critique
philosophique de la psychanalyse » ; mais pour définir son argumentaire, cet
auteur s’appuie moins sur le modèle de la rhétorique philosophique que sur
celui des sciences physiques. Il affirme par exemple que Freud aurait eu
l’intention de fonder une science identique à celle dont il emprunte les
modèles dans ses raisonnements : chimie, physique, physiologie, etc. A cet
argument, une lecture rigoureuse du texte freudien permet d’opposer que si,
pour ses démonstrations, Freud utilise en effet le vocabulaire de la médecine
de l’époque et certains de ses concepts, c’est pour mieux souligner les limites
de ces analogies, en établissant des fondements théoriques propres à la
psychanalyse. Ainsi, la notion « d’énergie psychique » a-t-elle été proposée
par Freud comme « modèle » du point de vue « économique » de la vie
psychique. Seul Wilhem Reich, un élève de Freud quelque peu exalté, a
9
donné à cette notion un statut de réalité physique, concrète, et cherché à
isoler puis à conserver cette énergie dans un véritable accumulateur.
Validation scientifique
Un siècle de recherches sur la validité des psychothérapies ne pouvait pas
manquer de soumettre la psychanalyse aux mêmes exigences que les autres
modèles. D’une façon générale, le bilan est contrasté puisqu’aucune
psychothérapie ne répond réellement aux standards de la science
expérimentale. Dans un premier temps, les psychothérapies se sont
constituées sans vérification d’efficacité ni élucidation des interrogations
cliniques, ni même justification des théories préalables. La validité du savoir
constitué par ces démarches s’est soutenue de sa valeur heuristique, seule
référence de son approche technique. Leur proximité avec la médecine a
poussé les psychothérapies à se réclamer initialement de l’evidence based
medecine, (médecine fondée sur les preuves) avant d’évoluer vers
l’empirically supported psychotherapy (la psychothérapie soutenu par des
preuves)3. L’obtention de ce label à partir d’un certain nombre de critères
n’en demeure pas moins problématique. En dépit de leur aspect irréaliste,
deux présupposés fondent l’adoption de ces critères : d’une part l’uniformité
de psychothérapeutes supposés se comporter de façon identique, et
d’autre part, l’homogénéité présumée de patients répartis dans des groupes
également considérés comme homogènes.
La principale difficulté dans l’étude des preuves d’efficacité des
psychothérapies tient à la nature même de ce qui est mesuré, ainsi qu’à la
nature des questions auxquelles ces recherches ont à répondre4. Windelband
éclaire toujours ce débat, en permettant de distinguer d’un côté la
procédure nomothétique applicable aux sciences de la nature (ici la
médecine), et de l’autre la procédure idiographique propre aux sciences de
la culture (ici l’étude du psychisme)5. Quant à la conscience du normal ou
du pathologique, à l’origine de toute demande de psychothérapie, elle
relève des normes individuelles qui échappent aux généralisations
prédictibles, de surcroît susceptibles d’être imposées en tant que règle de
normalisation sociale6.
En définitive, à l’intérieur même de la communauté psychanalytique, on
trouve deux paradigmes opposés de validation. Les premiers, défenseurs de
la méthodologie herméneutique, considèrent que la validation des
interactions complexes ne peut se produire qu’à travers l’interprétation des
cas cliniques singuliers, en rapport avec la cohérence de la théorie et sa
déduction clinique. Ils préconisent un abord spécifiquement psychanalytique
3 Lakatos T. (1994), Histoire et méthodologie des sciences, PUF, Paris
4 Falissard B.( 2001) Mesurer la subjectivité en santé, perspective méthodologique et
statistique, Paris, Masson
5 Ricoeur P. (1991), Temps et récit, Seuil
6 Canguilhem G. (1966), Le normal et le pathologique, Quadrige, PUF, Paris. Le Blanc G (2002),
La vie humaine. Anthropologie et biologie chez Georges Canguilhem. PUF, Paris
10
de la recherche (Leuzinger-Bohleber7, Waldron8). Les seconds, favorables au
potentiel de vérification empirique, soulignent la nécessité de renouer, même
partiellement, avec d’autres disciplines connexes afin d’apporter les preuves
de l’efficacité réelle des thérapeutiques psychanalytiques, selon les critères
de légitimation en vigueur (Westen9, Luborsky10).
Un modèle alternatif de la recherche psychothérapique est l’Étude de cas
singulier (Single-case design). Hormis le fait que ce modèle est déjà utilisé et
reconnu en recherche médicale 11 , ce paradigme issu des postulats
idiographiques, considère la nécessité de reconnaître le singulier comme
source de connaissance valable, y compris dans l’étude des processus
psychothérapiques12. A la différence d’un protocole extensif concernant un
groupe où l’on cherche l’homogénéité de l’échantillon et la généralisation
statistique, un protocole intensif de cas singulier explore l’approfondissement
systématique d’un cas unique.
La validation globale de la thérapeutique psychanalytique requiert donc
actuellement une stratégie multiple, comportant une pluralité de méthodes
de vérification, à la fois théoriques et empiriques, qui permettront d’assurer le
maintien de la qualité des soins psychothérapiques pour le plus grand
nombre des patients concernés.
2) ÉTAT DES LIEUX : SCIENCE, PSYCHANALYSE ET SCIENTIFICITE
Résumé : Les apports de la psychanalyse dans le champ de la santé mentale
sont peu médiatiques. Bien réels cependant, ils font l’objet d’une exploration
constante, soumis par les chercheurs du monde entier à des recherches qui
étudient leur pertinence et leur intérêt pour la population en général. Ces
travaux étudient désormais la validation des concepts psychanalytiques sur
trois niveaux : technique, thérapeutique, théorique.
Face aux ambitions de la psychiatrie qui, à l’instar d’autres spécialités
médicales, souhaite fonder sa pratique sur des preuves scientifiques (cf. infra),
la psychanalyse semble parfois s’inscrire dans une perspective différente.
Cette impression s’appuie sur trois éléments : la nature de l’objet étudié par la
psychanalyse, i.e. la vie psychique inconsciente ; le statut de sujet de la
7 Leuzinger-Bohleber M, Sthur U, Rüger B, Beutel M (2002), How to study the ‚quality of
psychoanalytic treatments’ and their log-term effects on patients well-being: A representative,
multi-perspective follow-up study. Int J Psychoanal, 2002; 84: 263-290
8 Waldron S, Share R, Hurst D, Firestein S, Burton A. (2004), What happens in a psychoanalysis?
Int J Psychoanal, 2004, 85:443-466
9 Westen D, Novotny C, Thompson-Brenner H. (2004), The Empirical Status of Empirically
Supported Psychotherapies: Assumptions, findings, and Reporting in Controlled Clinical Trials,
Psychological Bulletin 2004, Vol N°4,631-663 (2004)
10 Luborsky L (1984), Principles of psychoanalytical psychotherapy. A Manual for Supportive-
Expressive treatment, Basic Books, NY, 1984. trad.fr Principes de psychothérapie analytique.
Paris: PUF; 1996
11 Tate RL & al. (2014), The design, conduct an report of single-case research: resources to
improve the quality of the neurorehabilitation literature. Neuropsychological Rehabilitation,
2014;24(3-4):315-31
12 Bokanowski T. (2015), Le processus analytique. Voies et parcours, PUF
11
personne concernée par l’étude de sa vie inconsciente ; la méthode qui
permet d’étudier les pensées inconscientes, l’interprétation.
1/ contrairement aux comportements et aux symptômes observés par la
psychiatrie, la psychanalyse étudie un « inconscient » qui demeure
inobservable directement ;
2/ quant aux pensées inconscientes, par définition méconnues du sujet, elles
échappent au statut de « témoin fiable » à partir duquel on pourrait les
étudier ;
3/ pour accéder à ces pensées inconscientes, le psychanalyste en passe par
l’interprétation, au sens où un cardiologue « interprète » le tracé d’un
électrocardiogramme, ou un radiologue l’échographie d’un organe : en se
fondant sur une compétence issue de l’expérience.
Comme pour rassembler ces trois arguments en un seul, une critique
épistémologique tente régulièrement de remettre en question la valeur
scientifique de la psychanalyse. Cette critique, fondée sur la théorie de Karl
Popper, soutient que seule la réfutabilité d’un savoir permet d’en établir la
scientificité. Mais si, en tant que sujet –et non en tant que logicien– Popper
était convaincu de l’existence d’un monde inconscient, il soutenait que
l’impossibilité de réfuter les énoncés de la psychanalyse, aussi justes soient-ils,
pouvait placer cette discipline en dehors du champ scientifique13. Or, la
plupart des psychanalystes admettent que le doute cartésien à lui seul
permet tout à la fois une démarche de connaissance et une suspension du
sens. Autrement dit, le domaine de la science et celui de la vérité sont
conçus comme disjoints, et les confondre ne relève plus du domaine de la
science mais du scientisme14. La référence au théorème de Gödel permet
d’établir que scientificité et logique des incomplétudes – i.e. du singulier –
sont conduites à entreprendre une interlocution féconde.
Si les psychanalystes s’impliquent et répondent aux objections scientifiques
qui leur sont faites, il arrive aux chercheurs d’autres disciplines scientifiques de
prendre également parti dans ce débat, et de valider certains concepts
psychanalytiques comme Miller et Colloca à propos du « transfert » en
médecine15.
Concernant les neurosciences proprement dites, les prises de positions en
faveur de la psychanalyse ne manquent pas. Le neurobiologiste François
Gonon par exemple, spécialiste mondial des circuits dopaminergiques,
s’engage dans cette voie, soit pour mettre en garde contre le détournement
de travaux issus des neurosciences au profit d’une psychiatrie biologique en
mal d’avancée scientifique16, soit pour valider l’approche psychanalytique
de phénomènes à la fois psychiques et corporels 17 . Pour sa part, le
13 Popper K. (1990), Le réalisme et la science, Herman éd.
14 Lacan J. (1966), La science et la vérité, in Ecrits II, Editions du Seuil
15 Miller FG, Colloca L, Kaptchuk TJ. (2009), The placebo effect: illness and interpersonal
healing. Perspect Biol Med., 2009;52(4):518–39.
16 Gonon F, Bezard E, Boraud T (2011) Misrepresentation of Neuroscience Data Might Give Rise
to Misleading Conclusions in the Media: The Case of Attention Deficit Hyperactivity Disorder.
PLoS ONE 6(1): e14618.
17 Gonon F., Keller PH, Giroux-Gonon A., (2013), Effet placebo et antidépresseurs : une revue de
la littérature éclairée par la psychanalyse. Evol Psychiatr 2013;78(2):327-340
12
neurologue Lionel Naccache considère qu’une théorie de l’inconscient qui
ferait l’impasse sur la pensée freudienne relèverait d’une forme de « barbarie
intellectuelle »18. Quant au neurobiologiste Gerald Edelman, ses travaux sur
l’esprit sont dédiés à Freud et Darwin, des « pionniers intellectuels » selon lui.
Dans l’un de ses nombreux ouvrages, il déclare l’hypothèse de l’inconscient
« correcte » scientifiquement parlant, et juge le refoulement freudien
« compatible » avec sa théorie de la sélection des groupes neuronaux
(TSGN). Mentionnant ses échanges avec Jacques Monod au sujet de la
psychanalyse et de l’inconscient, Edelman rapporte qu’un jour, Monod lui
ayant déclaré : « Je suis tout à fait conscient de mes motivations et
entièrement responsable de mes actes. Ils sont tous conscients », il lui a
répliqué : « Disons tout simplement que tout ce que Freud a dit s’applique à
moi et que rien ne s’applique à toi ». Autant dire que le débat scientifique est
loin d’être tranché.
Dans l’ouvrage co-écrit avec le neurobiologiste Pierre Magistretti, le
psychanalyste François Ansermet admet que « Le concept de plasticité
(neuronale) met en question l’ancienne opposition entre étiologie organique
et étiologie psychique des troubles mentaux ». Il ajoute : « (cette) plasticité
bouleverse les données de l’équation, au point qu’on en vient à concevoir
une causalité psychique capable de modeler l’organique »19. A partir de ces
travaux, il serait possible de concevoir les fondements d’une détermination
de l’unicité de l’humain. Ainsi, le réseau neuronal serait un système
compatible avec la singularité telle que conçue par la psychanalyse20.
Quoi qu’il en soit de ces aspects conceptuels, des recherches se poursuivent
actuellement sur la scientificité de la psychanalyse, ne serait-ce que pour
éclairer les enjeux d’une pratique qui ne cesse de croître dans le secteur de
la santé mentale, aussi bien sur les plans technique et thérapeutique que
théorique.
Sur le plan technique, la pratique de la psychanalyse exige une formation
personnelle, établie dans les premiers écrits freudiens et confirmée, sous une
forme ou sous une autre, par toutes les écoles psychanalytiques. Confronté
en personne au dispositif qu’il envisage de mobiliser pour autrui, le futur
praticien psychanalyste est donc incité, non seulement à en approfondir les
enjeux théoriques, mais également à mettre à l’épreuve sa propre capacité
à y puiser des ressources psychiques inédites. Des chercheurs ont d’ailleurs pu
démontrer cette compétence spécifique du psychanalyste. Dans une
expérience publiée par une grande revue scientifique, l’écoute des
psychanalystes a été comparée à celle d’étudiants en médecine, de
cancérologues, de psychothérapeutes comportementalistes, et de
personnes ayant vécu l’expérience d’un traumatisme infantile. A partir de
témoignages vidéo enregistrés au préalable, le but proposé aux 18 personnes
étudiées était de distinguer, parmi les sujets enregistrés, ceux qui avaient
18 Naccache L. (2006), Le nouvel inconscient, Odile Jacob
19 Ansermet F., Magistretti P. (2004), A chacun son cerveau: Plasticité neuronale et inconscient,
Odile Jacob, p. 21
20 Pour un exposé en détail de la thèse défendue par Ansermet, se reporter à son interview :
http://pontfreudien.org/content/fran%C3%A7ois-ansermet-neurosciences-et-psychanalyse
13
vécu dans leur enfance, le cancer d’un frère ou d’une soeur. Les résultats
montrent clairement que les psychanalystes se révèlent plus compétents pour
déceler et identifier l’existence d’un traumatisme familial infantile, à travers
les propos d’une personne21.
Sur le plan thérapeutique, d’autres travaux comme ceux de l’américain
Jonathan Shedler, montrent que les résultats des thérapies psychanalytiques
(« psychodynamic therapy ») sont favorables22. Shedler souligne toutefois un
paradoxe : bien que les évaluations de leurs thérapies soient massivement en
leur faveur, les procédures expérimentales qui permettent de le prouver leur
étant peu familières, les psychanalystes les connaissent mal et ne savent pas
s’en revendiquer. Cet auteur suppose que les articles publiés à partir de ces
expérimentations s’adressent en réalité davantage aux chercheurs qu’aux
cliniciens de la psychanalyse. Ceux-ci étant plus préoccupés par l’empirisme
de leur démarche que par sa validation expérimentale.
Depuis près de 20 ans, les recherches qui se multiplient autour de la
technique psychanalytique empruntent les outils de la méthode
expérimentale, comme la constitution de groupes de patients randomisés
(tirés au sort), permettant de comparer sur eux les effets de différentes
psychothérapies, y compris psychanalytique, centrée sur le transfert. A propos
de l’utilisation de la thérapie psychanalytique dans le traitement des troubles
mentaux courants, la prestigieuse revue Lancet Psychiatry a publié en 2015
une étude portant sur 64 essais contrôlés et randomisés. Les résultats de cette
étude vont dans le sens de précédentes méta-analyses : ils montrent une
efficacité comparable entre le traitement psychanalytique et les traitements
habituels dans ce domaine23. Les auteurs suggèrent donc de poursuivre les
recherches dans cette direction, en particulier concernant le traitement des
TOC (troubles obsessionnels compulsifs) et des PTSD (syndromes post
traumatiques). Publiée également dans Lancet Psychiatry, une étude récente
a comparé l’efficacité de trois psychothérapies différentes sur des
adolescents déprimés. Composé de 470 patients, l’échantillon a été
randomisé et réparti en trois groupes, selon le traitement psychothérapique
suivi : psychanalytique, cognitivo-comportemental et psychosocial.
L’évolution symptomatique n’a pas permis de conclure à la supériorité de
l’une ou l’autre des trois approches, mais permet d’ajouter légitimement au
dispositif thérapeutique offert aux adolescents modérément ou sévèrement
déprimés, un traitement psychanalytique à court terme24.
21 Cohen David, Milman Daniel, Venturyera Valérie, Falissard Bruno (2011), Psychodynamic
Experience Enhances Recognition of Hidden Childhood Trauma, PlosOne, 04/07/2011.
https://doi.org/10.1371/journal.pone.0018470
22 Shedler J. (2010), The efficacy of psychodynamic psychotherapy. The American Psychologist,
2010 Feb-Mar;65(2):98-109. doi: 10.1037/a0018378.
23 Leichsenring F., Luyten P. & al. (2015). Psychodynamic therapy meets evidence-based
medicine: a systematic review using updated criteria. Lancet Psychiatry. 2015 July ;2(7):648-60.
24 Goodyer IM1, Fonagy P. & al. (2017), Cognitive-behavioural therapy and short-term
psychoanalytic psychotherapy versus brief psychosocial intervention in adolescents with
unipolar major depression (IMPACT): a multicentre, pragmatic, observer-blind, randomised
controlled trial. Health Technol Assess. 2017 Mar;21(12):1-94.
14
Du point de vue théorique enfin, le courant de la recherche psychanalytique
a produit un certain nombre de notions qui, associées à la pensée commune,
font partie du langage courant. Indépendamment des tentatives pour les
valider, différents concepts comme « pulsion », « libido », « lapsus »,
« refoulement », etc., sont désormais intégrés à la réflexion collective. Ils
interviennent dans le discours des professionnels du champ social, de la
psychiatrie, de l’enseignement, de l’éducation, de l’information ou encore
de la Justice. Bien que cette intégration soit régulièrement contestée, soit par
les détracteurs de la psychanalyse qui la jugent abusive, soit par ses partisans
qui l’estiment approximative, l’hypothèse freudienne de l’inconscient est de
plus en plus volontiers associée à la modélisation de la pensée humaine.
En contestant la scientificité de la psychanalyse au motif que les cures
psychanalytiques ne sont pas évaluées selon les critères de l’EBM (Evidence
Based Medecine 25 ), on confond évaluation statistique d’efficacité et
garantie de scientificité. Depuis un peu plus de trente ans en effet, la
recherche en psychiatrie tente d’imiter ce modèle de recherche et de
validation des méthodes thérapeutiques qui fait consensus en médecine. En
médecine, le dispositif de l’administration de la preuve est l’essai clinique
randomisé ou ECR (RCT en anglais). Entre un groupe neutre de personnes –le
plus souvent avec placebo– et un autre groupe avec traitement à l’étude,
l’ECR permet d’établir s’il existe ou non une différence statistique significative.
Les méta-analyses sont des études qui regroupent et croisent plusieurs ECR,
établissant ainsi un autre niveau de preuve. Les pratiques fondées sur ces
références se nomment evidence based practice (EBP).
Le reproche de non-scientificité adressé à la psychanalyse tient à ce que les
traitements psychanalytiques ne soient pas évalués selon ces critères de
l’EBM. Bien que plusieurs études menées selon les règles de l’EBM aient
démontré l’efficacité des psychothérapies analytiques, il convient toutefois
de commencer par une critique argumentée du modèle même de l’EBM.
Une littérature abondante montre en effet un certain nombre de limites à ce
modèle, en particulier dans son application au champ de la psychothérapie.
Dans son principe, un modèle de recherche qui se réclame du champ de la
science se doit d’être adapté à l’objet qu’il étudie, au risque d’être invalidé
en tant que tel. Or, dans l’adaptation du modèle de l’EBM au champ des
psychothérapies et à la psychanalyse, plusieurs critiques ont déjà été
formulées. Leurs auteurs font valoir que l’Evidence based, en tant que
modèle de validation scientifique de l’efficacité des psychothérapies, se
révèle inadapté à l’objet évalué.
Cette inadaptation se vérifie pour les psychothérapies (Upshur RE,
VanDenKerkhof EG, Goel V, 2001 ; Kenny NP. 1997 ; Jones JW, Sagar SM. 1995
; Miles A, Bentley P, Polychronis A et al. 2001) et dans d’autres champs, en
particulier lorsqu’il a pour ambition de s’imposer en modèle unique pour la
médecine, la chirurgie, les soins infirmiers, etc. (L. Perino, 2013 ; A. Masquelet,
25 Médecine fondée sur les preuves
15
2010). D’autres articles de synthèse critiquent l’EBM dans ces conditions : A.
M. Cohen, P. Zoë Stavri, William R. Hersh, 2004 ; Gail J. Mitchell et al, 1999.
Quant aux arguments développés par ces auteurs, ils concernent d’abord les
données dites probantes. Le plus souvent fondé sur un symptôme unique et
comportemental, car plus aisément observable, ces recherches soi-disant
scientifiques mettent en avant une vision réductrice de la réalité clinique.
(Luc Perino, 2013 et JM Thurin, 2016). Or, la clinique psychothérapique montre
le plus souvent une pluralité de symptômes qui interagissent, à l’instar de
certaines maladies en médecine somatique, (JM Thurin, 2016 ; Blatt and
Zuroff, 2005; Westen, Gabbard and Blavgo, 2006).
La complexité et l’éthique de la psychothérapie clinique rendent impossibles
la constitution d’échantillons de patients fondés sur les six critères demandés
par les essais cliniques randomisés. En particulier, l’alliance thérapeutique et
l’importance du transfert s’opposent au principe même de la randomisation.
Par exemple, la constitution du groupe contrôle (neutre) exigé par l’Evidence
based pour les essais cliniques randomisés (ECR) est non seulement
inacceptable d’un point de vue éthique, mais également logiquement
impraticable. D’une part, l’administration d’un traitement de type placebo
signifierait que le thérapeute trompe le patient en souffrance avec un faux
traitement psychothérapique. D’autre part, le principe du double aveugle
également exigé pour les ECR imposerait au psychothérapeute impliqué
dans la recherche d’administrer, sans le savoir, un traitement vrai ou faux
(Shedler, 2015). Ce manque de rigueur scientifique pour les études
d’efficacité des psychothérapies se traduit par des résultats biaisés (Thurin,
2016 ; Shedler, 2015). Les pratiques psychothérapiques qui tentent malgré tout
de se soumettre à l’EBM, sont amenées à négliger la dimension historique du
symptôme telle que le sujet l’aborde spontanément, au profit d’une
conception binaire : présence ou absence (Perino, 2013).
Enfin, les critères quantitatifs imposés par l’EBP masquent la plupart du temps
l’importance de critères qualitatifs tels que le sentiment de satisfaction de sa
propre vie, celui de bien-être ou d’amélioration dans sa relation aux autres
du point de vue social ou affectif, ou encore les sentiments de créativité, de
liberté de pensée, etc. Lorsque ces critères qualitatifs sont pris en compte, par
exemple dans l’évaluation de la psychothérapie psychanalytique, ils
permettent de faire apparaître d’importantes modifications chez les patients
concernés (Leuzinger-Bohleber & al., 2003). D’ailleurs, plusieurs auteurs
commencent à mettre en avant l’impact négatif de la pensée unique EBM
sur la formation des professionnels : « le fait de se centrer uniquement sur des
techniques spécifiques empiriquement validées est insuffisant pour former des
thérapeutes efficaces, comme nous le montre la littérature » (Nady Vanbroek
et al., 2015).
16
3) APPORTS PSYCHANALYTIQUES ET PRÉCONISATIONS
Résumé :
Une formation psychanalytique individuelle requiert un engagement
personnel de plusieurs années qui se prolonge, pour qui veut devenir
psychanalyste, par un parcours organisé au sein d’une ou des associations
officiellement déclarées. Quelle que soit sa trajectoire à l’issue de cette
formation, la personne qui a entrepris une psychanalyse en intègre les
bénéfices dans les différents aspects de son existence, y compris
professionnels. Potentiellement, tous les secteurs de la société sont concernés
et, de manière plus ou moins explicite, peuvent bénéficier du surcroît de
discernement que suppose l’approche psychanalytique. Dans certains
secteurs, ces apports issus de la psychanalyse sont reconnus et différentes
notions devenues courantes chez les professionnels concernés sont d’ores et
déjà intégrées à leurs pratiques.
Médecine
La politique de santé mentale considère le médecin généraliste comme un
rouage essentiel, aussi bien dans le dépistage que dans le suivi des patients
concernés, souvent atteints de maladies et de handicaps chroniques. En
effet, il facilite un passage sans rupture entre leur parcours de soins
somatiques et l’accompagnement du soin psychique. Au sujet de ce délicat
travail de suivi, il faut rappeler que les psychanalystes se sont impliqués de
longue date dans la coopération avec les médecins généralistes. Avec eux,
ils ont élaboré un cadre spécifique qui favorise cette collaboration avec la
formation qui l’accompagne : le groupe Balint. Michaël Balint, psychiatre et
psychanalyste hongrois, a mis en place ce dispositif particulier de formation à
l’écoute des malades, destiné aux médecins généralistes. Dans sa
conception originaire, il s’agissait de réunir en séminaire un groupe de
formation et de recherche constitué de médecins généralistes en présence
d’un ou deux psychanalystes. L’enjeu premier de ce travail était d’apprendre
aux généralistes à écouter les autres mais aussi à s’écouter soi-même.
Toutefois, il ne s’agissait pas de groupes de psychothérapie, la sphère privée
étant exclue de ce travail. Au fil du temps, d’autres formules ont été
proposées, bien que fidèle au but initial de Balint : apprendre aux médecins à
écouter leurs patients en tenant compte de leur propre subjectivité26.
Plusieurs concepts ont ainsi été mis au point, améliorant la compréhension de
la relation médecin-généraliste/malades : « l’alliance thérapeutique » si
importante dans l’effet placebo comme dans la prise en charge longue
durée ; ou le « médicament-médecin », le médecin faisant partie de sa
prescription ; ou encore les « affects » pris en compte dans la relation
médecin/malade 27 . Désormais reconnu, cet effort de conceptualisation
amorcé par Balint28 continue à faire progresser la psychologie médicale29.
26 http://www.balint-smb-france.org/
27 Balint M., 1991, Le défaut fondamental : Aspects thérapeutiques de la régression, Petite
Bibliothèque Payot
28 Dauman N, Keller PH, Senon JL, Psychologie en médecine. EMC – Psychiatrie 2017;0(0):1-6
[Article 37-031-B-10]
17
A l’heure où l’avenir de la médecine s’engage dans le croisement entre
médecine personnalisée, médecine numérique et télémédecine, il est décisif
de rappeler –comme les associations d’usagers l’expriment de plus en plus–
l’importance d’une politique valorisant la relation humaine au coeur du
partenariat médecin/malade. Par leur propre formation ainsi que par leur
pratique au quotidien, les psychanalystes ont non seulement acquis la
compétence nécessaire pour occuper une véritable place dans la mise en
oeuvre de cette politique, mais ils en témoignent publiquement aux côtés de
personnalités incontestables sur le plan scientifique et éthique, comme Jean-
Claude Ameisen ou Arnold Munich30. Il est d’ailleurs important de souligner
que la plus ancienne société psychanalytique française possède le statut
d’Association reconnue d’utilité publique31.
Psychiatrie
Certains états de souffrance psychique intolérable rendent parfois nécessaire
leur prise en charge par une institution (Cf. Chapitre B : « Psychanalyse et
pratique institutionnelle »). Encore faut-il que le personnel qui les accueille soit
correctement formé à remplir cette mission. Selon les époques et l’état des
connaissances, les moyens mis à la disposition des services de la psychiatrie
varient dans des proportions considérables, quand ils ne sont pas purement
et simplement supprimés. Spécialité atypique de la médecine, toujours à la
recherche d’une légitimité scientifique, la psychiatrie souffre elle-même du
peu de considération dont elle jouit dans la société. Elle est actuellement
écartelée entre, d’un côté, une formation de ses praticiens inspirée pour
l’essentiel du modèle dominant des neurosciences, et de l’autre une
demande insatiable des patients, de leurs familles et du public, de saisir le
sens de ces conduites incompréhensibles que, faute de mieux, on nomme
maladies mentales. Les conséquences néfastes d’une confusion entre les
résultats des recherches menées par la psychiatrie biologique et les attentes
des personnes prises en charge par la psychiatrie clinique sont désormais
clairement identifiées32. Toutefois, la généralisation –pour la recherche et la
carrière des praticiens– d’un système de classification fondé sur un repérage
de surface des symptômes et des comportements observables (le DSM),
pourtant contesté par ceux-là mêmes qui l’ont initié33, la place excessive
donnée aux laboratoires pharmaceutiques dans la formation des futurs
psychiatres, l’absence de pluralité des outils thérapeutiques en psychiatrie,
l’organisation managériale des services psychiatriques qui limite l’échange
de parole entre les patients et les soignants, en bref, tout concourt à vider
peu à peu la psychiatrie de son héritage clinique et humaniste. Dans ce
29 Van Roy K, Vanheule S, Inslegers R. Research on Balint groups: a literature review. Patient
Educ Counsel 2015;98:685–94.
30 Société Médecine et Psychanalyse; http://www.medpsycha.org/association
31 http://www.spp.asso.fr/wp/ La SPP est membre de l’Association Internationale de
Psychanalyse
32 Gonon F. (2011), La psychiatrie biologique, une bulle spéculative ?, Esprit, novembre 2011,
DOI : 10.3917/espri.1111.0054
33 Frances A. (2013), Sommes-nous tous des malades mentaux ?, Odile Jacob
18
contexte, les praticiens français s’intéressent aux formations qui, à l’étranger
(Allemagne, Canada, Belgique, Suisse, etc.), donnent au travail
psychothérapique une place que les programmes français délaissent le plus
souvent. Ce sont les internes en psychiatrie qui, il y a quelques années, ont
obtenu que leur programme comporte enfin un enseignement magistral dans
le domaine de la psychopathologie et des psychothérapies. Mais ce
domaine comporte un investissement relationnel qui nécessite un
apprentissage personnel en dehors des amphithéâtres et des salles de cours.
Cet apprentissage au singulier, i.e. clinique au sens strict du terme, s’effectue
alors à l’initiative des jeunes psychiatres qui, pour enrichir leur expérience
clinique, contactent des praticiens expérimentés issus de la mouvance
psychanalytique. Avec eux, ils entreprennent, soit un travail de « contrôle »,
soit une « supervision » de leur pratique et parfois un « groupe Balint ». Il leur
arrive également de s’engager dans une psychanalyse personnelle.
Tant que la formation en psychiatrie maintient ce statu quo, les jeunes
psychiatres continueront à déserter la fonction hospitalière, au profit d’une
pratique qui donne toute sa place aux enjeux relationnels de leur travail.
Justice
La Mission de Recherche Droit et Justice a publié le 7 juillet 2015, un rapport
intitulé : « L’intime conviction : incidences sur le jugement des jurés et
magistrats. Régulations sociocognitives et implications subjectives » 34 .
Pluridisciplinaire, ce rapport est rédigé par des chercheurs universitaires issus
du Droit, de la Psychologie sociale et de la Psychologie clinique
psychanalytique. Il prolonge différents travaux qui avaient déjà établi la
complexité des questions soulevées par la notion d’intime conviction. Pour
étudier certaines situations juridiques en particulier, cette complexité exige
une collaboration transdisciplinaire35. Alors que l’approche des juristes permet
de définir les règles qui organisent le cadre symbolique de l’intime conviction,
l’approche qualitative en psychologie sociale étudie pour sa part le mode
d’appropriation de ces règles, à partir des représentations sociales. Quant à
la méthode clinique psychanalytique, elle montre que ce cadre symbolique
reste vide si quelqu’un ne se l’approprie pas subjectivement (ici, les
magistrats) ; par ailleurs, elle démontre comment, pour chaque acteur
concerné, différents enjeux psychiques inconscients peuvent intervenir à
cette occasion. Ce type de recherche permet d’étudier la notion de « conflit
psychique induit » qui correspond à une double injonction faite au magistrat :
faire confiance à sa subjectivité tout en s’en défiant. Jusqu’à maintenant,
seul un dispositif théorico-clinique impliquant la psychanalyse a permis
d’explorer cette situation paradoxale dont l’enjeu est la réduction de la
discordance entre objectivation et subjectivation de l’acte jugé.
D’ailleurs, depuis l’affaire d’Outreau, les enseignements qui contribuent à la
34 http://www.gip-recherche-justice.fr/publication/lintime-conviction-incidences-sur-lejugement-
des-jurs-et-magistrats-rgulations-sociocognitives-et-implications-subjectives/
35 A.Ducousso-Lacaze & M.-J.Grihom (2011), Pour une approche psychanalytique de l’intime
conviction chez les magistrats dans une affaire d’inceste. Annales Médico-
Psychologiques, 2011, Vol. 170, n° 2, 75 80
19
formation des magistrats à l’ENM, comportent désormais le plus souvent une
dimension qui, précisément, les implique dans leur subjectivité : soit grâce à
des méthodes pédagogiques spécifiques comme l’étude de cas, soit par
l’utilisation de techniques psychologiques telles que le psychodrame. Enfin,
concernant plus généralement la formation des intervenants dans le champ
de la criminologie, la psychanalyse est de plus en plus souvent intégrée à
leurs enseignements.
Universités
Les enseignants chercheurs (EC) dont le référentiel est psychanalytique,
contribuent pleinement aux principales missions de l’université que sont la
formation, la recherche scientifique, la diffusion de la culture humaniste à
travers les sciences humaines et sociales (SHS), ainsi que la coopération
internationale. La qualification CNU (Conseil national des universités) et le
recrutement de ces EC dans la fonction publique suivent les mêmes étapes
que celles empruntées par toutes les disciplines représentées au CNU et dans
les universités. Le plus souvent intégrés aux départements de psychologie, ils
rejoignent parfois d’autres filières SHS. Avant de travailler sur le terrain, ils
effectuent les stages obligatoires dans les institutions qui accueillent et
prennent en charge la souffrance psychique (hôpitaux psychiatriques,
cliniques, etc.).
L’enseignement et la recherche psychanalytiques sont mis en place par des
équipes structurées en unités de recherche ou laboratoires, au sein d’une
quinzaine d’universités françaises 36 . Depuis 2006, au titre de la loi sur
l’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche publique, ces
équipes se soumettent aux procédures d’évaluation de leurs activités
scientifiques, menées dans un premier temps par l’AERES, et depuis 2013 par
l’HCERES37.
Au cours de ces évaluations, les activités de formation et de recherche
scientifique sont examinées pour chaque unité à partir de la formation LMD
(licence, master, doctorat). Le nombre de soutenances de thèses est pris en
considération, ainsi que l’importance de la production scientifique :
publication d’articles et d’ouvrages, organisation de congrès et de journées
d’études, activité de vulgarisation des connaissances, etc. Depuis une
dizaine d’années, la collaboration internationale de ces unités référées à la
psychanalyse est en progression régulière, traduisant l’attractivité que
suscitent leurs travaux auprès des universités étrangères.
La transdisciplinarité croissante de leurs recherches témoigne par ailleurs de
la capacité de ces chercheurs et de ceux qu’ils contribuent à former, d’une
part à croiser leur paradigme avec ceux d’autres disciplines, et d’autre part à
se saisir de la complexité des différentes thématiques de la recherche
36 Universités : Angers ; Aix-Marseille : Université de Provence ; Lille ; Lyon2 ; Montpellier ; Poitiers ;
Rennes ; Rouen ; Strasbourg ; Toulouse2. Universités Parisiennes : UP5, UP7, UP8, UP10-Nanterre,
UP13-Villetaneuse.
37 Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur. Il s’agit d’une
AAI (Autorité administrative indépendante), chargée de l’évaluation de l’enseignement
supérieur et de la recherche publique.
20
contemporaine en SHS. Ces travaux portent en effet sur des problématiques
telles que les souffrances au travail (Christophe Dejours ; Marie Pezé, etc.), les
migrations (Charles-Henry Pradelles de Latour, Hervé Bentata, etc.),
l’interculturalité (François Jullien, Bertrand Piret, Françoise Hurstel, etc.), la
radicalisation (Fethi Benslama, Denis Hirsch, etc.) ; les effets
psychopathologiques de la violence (Claude Balier, André Ciavaldini, etc.),
l’homoparentalité (Alain Ducousso-Lacaze, Sylvie Faure-Pragier, Paul Denis,
etc.), les mutations à l’adolescence (Philippe Gutton, François Marty, etc.), les
études de genre (Laurie Laufer, Laurence Kahn, Jacques André, etc.), les
technosciences et les « augmentations » corporelles (Marion Haza, Cristina
Lindenmeyer…), etc. Les financements obtenus par ces chercheur(e)s sont de
plus en plus conséquents et témoignent de l’intérêt que leur porte un nombre
croissant de partenaires sociaux, dans le secteur public comme dans le privé.
Quant aux résultats et aux répercussions concrètes de leurs travaux, ils sont
régulièrement publiés dans des revues scientifiques et/ou professionnelles de
qualité le plus souvent répertoriées sur leurs sites. Le SIUEERPP38, fondé en 2000
par Pierre Fédida et Roland Gori, est la première initiative visant à coordonner
et fédérer les travaux psychanalytiques menés par des professeurs et maîtres
de conférences, dans les universités françaises et européennes39.
38 Séminaire inter-universitaire européen de recherche en psychopathologie et psychanalyse
39 http://www.carnetpsy.com/article.php?id=589&PHPSESSID=vps2lump97ehupl8v57c2mhp40
21
B – PSYCHANALYSTES ET PRATIQUE INSTITUTIONNELLE
1) HISTORIQUE
Résumé : En France, les psychanalystes se sont intégrés aux institutions
psychiatriques dès la première moitié du 20ème siècle. L’apport de la
psychanalyse au fonctionnement de ces institutions s’est principalement
traduit, d’un côté par l’invention de la psychothérapie institutionnelle, et de
l’autre par le « désaliénisme », qui inspirera la politique de secteur mise en
place après la Seconde Guerre mondiale. Depuis, de nombreuses initiatives
psychanalytiques ont vu le jour en psychiatrie, ayant en commun
d’emprunter à la psychanalyse certains concepts, comme par exemple la
notion de « transfert ».
De la Seconde Guerre mondiale à l’après-guerre
Si les premières observations concernant les aspects délétères de l’hôpital
psychiatrique remontent au début du 20ème siècle 40 , la notion de
psychothérapie institutionnelle apparaît pour la première fois en 1952, sous la
plume de Georges Daumezon et Philippe Koechlin, dans les Annales
portugaises de psychiatrie 41 . En résumé, le projet de la psychothérapie
institutionnelle vise à utiliser le milieu hospitalier comme facteur thérapeutique
en tant que tel. Il s’agit d’une sorte de dispositif permaculturel, au sens où ce
terme, récemment utilisé dans l’agriculture, désigne une méthode systémique
qui s’inspire de l’écologie naturelle. Pour la psychothérapie institutionnelle, le
milieu hospitalier peut devenir facteur de changement et de
développement, au lieu d’être le facteur de chronicisation, de traumatisme
ou de déshumanisation que l’on connaît, avec ses redoutables effets,
comme « l’hospitalisme » chez les enfants42. Les terribles conséquences de la
Seconde Guerre mondiale sur la population asilaire43, avec la mort d’au
moins 45 000 malades psychiatriques 44 , contribuent à l’essor de la
psychothérapie institutionnelle. On cite Louis Le Guillant, médecin chef de
l’hôpital de la Charité-sur-Loire, dont l’enquête destinée à retrouver les
malades dispersés pendant la guerre a montré qu’ils s’étaient adaptés sans
difficulté aux activités rurales de la région, remettant en question le bienfondé
des soins psychiatriques intramuros.
Déjà, à la fin de la première guerre mondiale, Freud intervenait en 1918 au
5ème congrès international de psychanalyse en prévoyant qu’un jour, « la
conscience sociale s’éveillera et rappellera à la collectivité que les pauvres
ont les mêmes droits à un secours psychique qu’à l’aide chirurgicale (…). À
40 Formulées par le psychiatre allemand, Hermann Simon, à propos de l’asile de Guttersloch :
« l’inaction, l’ambiance défavorable de l’hôpital et le préjugé d’irresponsabilité du malade luimême
» sont les trois maux qui, selon lui, menacent les malades mentaux hospitalisés. Cf.
Mornet Joseph & Delion Pierre (2007), Psychothérapie institutionnelle : Histoire et actualité,
Champ social Editions
41 Mornet J & Delion P., op. cit.
42 Bouve Catherine (2011), La théorie de l’hospitalisme et ses conséquences sur les relations
parents-professionnels, EJE Journal, n°29, juin 2011
43 Von Bueltzingsloewen Isabelle (2007), L’Hécatombe des fous, Aubier, Paris
44 Cf. Le Monde, 8 mai 2018, p. 12
22
ce moment-là on édifiera des établissements, des cliniques, ayant à leur tête
des médecins psychanalystes qualifiés et où l’on s’efforcera, à l’aide de
l’analyse, de conserver leur résistance et leur activité à des hommes (…), à
des femmes (…), à des enfants (…). Nous nous verrons alors obligés
d’adapter notre technique à ces conditions nouvelles (…). Mais quelle que
soit la forme de cette psychothérapie populaire et de ses éléments, les
parties les plus importantes, les plus actives demeureront celles qui auront été
empruntées à la stricte psychanalyse dénuée de parti pris »45. Ces voeux
humanistes de Freud inspirent toujours la psychothérapie institutionnelle qui
relève d’un engagement des psychanalystes, en santé mentale comme en
santé publique.
Inauguré en France par des psychiatres inventifs et courageux comme
François Tosquelles et Lucien Bonnafé (Hôpital de Saint-Alban), Jean Oury
(Clinique La Borde) ou Claude Jeangirard (La Chesnaie), ce mouvement s’est
étendu depuis à d’autres pays comme l’Espagne ou l’Italie. Différents apports
théoriques favorisent le déploiement de ces pratiques institutionnelles : la
phénoménologie ; les nouvelles techniques de psychothérapie comme le
psychodrame ou les thérapies de groupe ; ou encore la psychiatrie sociale
qui émerge aux États-Unis et dans plusieurs pays européens au cours des
années 1950. Les techniques d’éducation active vont contribuer à installer le
mouvement dans la durée, comme la Pédagogie institutionnelle (Fernand
Oury et Raymond Fonvieille) ou la célèbre méthode Freinet.
Les psychanalystes de la nouvelle génération continuent à inspirer la
psychothérapie institutionnelle, qu’il s’agisse de ceux qui suivent les
enseignements de Lacan ou de ceux qui se réfèrent aux travaux de Wilfried
Bion –un psychiatre anglais– sur les traumatismes de guerre et l’activité
groupale. Durant cette période, si la psychiatrie publique évolue grâce à la
psychanalyse, elle se transforme aussi sous l’impulsion de militants
communistes, comme Lucien Bonnafé, pour qui l’aliénation mentale résonne
comme un écho à l’aliénation sociale.
Concernant les travaux du GTPSI (Groupe de travail de psychothérapie et de
sociothérapie institutionnelles) sur l’évolution nécessaire des pratiques et de
leur théorisation en psychiatrie, ils suscitent toujours de l’intérêt. C’est ainsi que
l’ensemble des séminaires du GTPSE qui se sont tenus entre 1960 et 1966 vient
d’être réédité dans son intégralité46.
Une réorganisation de la psychiatrie publique, décidée après la Seconde
Guerre mondiale, mettra un quart de siècle à se mettre en place47 . Les
psychanalystes participent aux transformations en profondeur qui
proviennent d’une double impulsion, à la fois politique et thérapeutique.
45 Freud S. (1918), Les voies nouvelles de la thérapie psychanalytique, in La technique
psychanalytique, PUF, 1981, p. 140-141
46 Olivier Apprill, Une avant-garde psychiatrique – Le moment GTPSI (1960-1966), Paris, Epel,
2013 ISBN 978-2-35427-056-8
47 La circulaire du 15 mars 1960 définit un programme de lutte contre les maladies mentales
au niveau départemental. L’arrêté du 14 mars 1972 fixe les modalités du règlement
départemental pour la lutte contre les maladies mentales, l’alcoolisme, les toxicomanies.
Enfin, la loi n°85-772 du 25 juillet 1985 donne au secteur psychiatrique son statut juridique,
défini dans sa dimension intra et extra-hospitalière.
23
D’une part, la sectorisation psychiatrique se substitue progressivement à
l’hospitalocentrisme mais d’autre part, la mise au point de psychotropes
comme le Largactyl facilite désormais le travail du personnel soignant avec
les patients et leurs familles.
Concernant la mise en place de la nouvelle politique de secteur, le 13ème
arrondissement de Paris reste une référence, avec l’implication de
psychiatres-psychanalystes reconnus au niveau national et international :
Paul-Claude Racamier48, Philippe Paumelle, Jacques Azoulay, Serge Lebovici,
René Diatkine. Les apports psychanalytiques à cette véritable mutation de la
psychiatrie permettent d’élaborer la transition entre une ancienne
conception asilaire du soin psychique et une approche nouvelle, centrée sur
la circulation du patient entre plusieurs structures institutionnelles 49 . En
privilégiant la dimension relationnelle et sociale des prises en charge, la
conception psychanalytique du trouble mental évite par exemple de réagir
à la violence psychotique par une « contre violence », au risque d’une
escalade contreproductive50. A contrario, c’est la capacité des praticiens de
la psychanalyse à donner un sens aux conduites jugées socialement « folles »
qui rend possible un travail d’élucidation, en relation avec ceux que l’on
nomme encore « malades mentaux ». Renoncer aux pratiques antérieures de
ségrégation des « fous » et des « anormaux », au profit d’un travail de mise en
sens, permet à ces praticiens de mettre à jour certaines notions jusque-là
abstraites, comme la « négativité »51 ou « le négatif »52.
Quant à l’utilisation de produits psychotropes, elle se trouve en synergie avec
cette attention nouvelle portée à la dimension dialogique des prises en
charge ambulatoires. Non seulement la capacité des soignants à percevoir
les ressorts relationnels de leur travail favorise l’accès des patients aux
traitements médicamenteux, mais de surcroît, elle contribue positivement au
travail d’équipe, nécessairement pluridisciplinaire dans le dispositif
psychiatrique du secteur.
Désormais, il semble que ni la psychiatrie biologique ni la psychiatrie clinique
ne puissent se passer l’une de l’autre. Indiscutablement, les apports de la
biologie ont facilité les pratiques institutionnelles et contribué à diminuer les
passages à l’acte comme les temps d’hospitalisation. Mais de leur côté, les
outils psychanalytiques associés au savoir-faire clinique des soignants ont
élargi la compréhension de la vie psychique des personnes soignées et de
leurs symptômes.
48 Racamier PC. (1993), Le Psychanalyste sans divan, Payot, Paris
49 Dana Guy (2010), Quelle politique pour la folie ?, Stock
50 Najman Thierry (2015), Lieu d’asile. Manifeste pour une autre psychiatrie, Odile Jacob
51 Chaperot Christophe et Celacu Viorica (2008), Psychothérapie institutionnelle à l’hôpital
général : négativité et continuité, L’information psychiatrique, 2008/5 (Volume 84), p. 445-453.
DOI 10.3917/inpsy.8405.0445
52 Green André (2011), Le travail du négatif, 416 p., Editions de Minuit
24
Les psychanalystes en pédopsychiatrie
En créant le secrétariat Général du Haut Commissariat de la famille et de la
population, le général De Gaulle nomme à sa tête Georges Mauco53, qui
fonde le Centre psychopédagogique Claude Bernard. L’équipe du centre
est composé de psychanalystes : Juliette Favez-Boutonnier, Françoise Dolto,
Didier Anzieu, Maud Mannoni. Investis d’une façon générale dans le passage
d’une psychiatrie adulte asilaire à une psychiatrie humaniste de secteur, les
psychanalystes vont contribuer à l’édification de la pédopsychiatrie comme
champs spécifique de la psychiatrie. On trouve l’empreinte explicite de
l’investissement psychanalytique dans la rédaction des textes officiels qui
établissent la création des CMPP (Centres médico-psycho-pédagogiques)
dès 1956. En effet, dans son article 16, le décret de 1963 précise, entre autres,
que si l’état des enfants nécessite une psychanalyse, alors il convient de faire
appel à une personne compétente dans ce domaine54.
Héritée d’une tradition qui remonte à l’entre-deux-guerres, cette présence de
psychanalystes dans les lieux d’accueil pour enfants en grande difficulté
s’explique historiquement. D’une part, en faisant sienne la proposition de
William Wordsworth pour qui « l’enfant est le père de l’homme », Freud inscrit
précocement dans la théorie psychanalytique l’idée selon laquelle le destin
de l’adulte est en partie lié à l’enfant qu’il a été. S’intéresser aux enfants
avant que leurs problèmes ne retentissent sur l’adulte en devenir devient alors
une priorité, et la première à entreprendre des traitements psychanalytiques
avec des enfants est une psychanalyste anglaise, Melanie Klein. Elle sera
suivie par D.W. Winnicott, un pédiatre londonien dont la pratique, inspirée par
la psychanalyse, permit d’étudier, entre autres, la créativité et le jeu chez le
petit enfant, comme le phénomène de l’objet transitionnel ou « doudou »55.
D’autre part, en France, les premiers psychologues qui sont également
médecins s’intéressent au développement de l’enfant ; ils se penchent sur ses
difficultés et sur les moyens à mettre en oeuvre pour y faire face. Ces
préoccupations pour la compréhension et le traitement des enfants en
difficulté se manifestent, soit sans référence directe à la psychanalyse (Henri
Wallon), soit en soutenant la psychanalyse sans la pratiquer (Georges Heuyer)
mais en formant des élèves (Jenny Aubry), soit en entreprenant les premières
psychothérapies psychanalytiques (Sophie Morgenstern, Françoise Dolto).
Les consultations psychanalytiques se sont donc naturellement inscrites dans
la plupart des dispositifs d’accueil destinés aux enfants, progressivement mis
en place en France au cours du 20ème siècle : CMPP, IME (Instituts médico
éducatifs), CAMPS (Centres d’action médico-sociale précoce). L’Institut
53 cf. note en annexe
54 Par décret n° 63-146 du 18 février 1963, l’annexe XXXII est ajoutée au décret n° 56-284 du 9
mars 1956, qui stipule dans son article 16 : « Lorsque le centre dispense, sous l’autorité et la
responsabilité des médecins agréés, aux enfants dont l’état le requiert une psychanalyse,
une rééducation psychothérapique, une rééducation de la parole, une rééducation de la
psychomotricité, il doit s’assurer le concours d’un personnel compétent. ».
http://dcalin.fr/textoff/cmpp_1963.html
55 La plupart des crèches donnent aujourd’hui une place importante à cet objet, dont la
valeur symbolique pour l’enfant comme pour les parents, n’est plus à démontrer.
25
Claparède par exemple, créé en 1949 par le psychanalyste de la SPP56, Henri
Sauguet, sera financé à partir de 1956 au titre des CMPP57. Aujourd’hui, cet
institut poursuit sa mission de « sauvegarde de l’enfance et de
l’adolescence » 58 . Le cas particulier des hôpitaux de jour (HDJ) pour les
enfants tient à leur triple objectif : retirer l’enfant concerné du service de
psychiatrie infanto-juvénile ; maintenir les liens avec son milieu (famille,
école) ; lui permettre de donner un sens aux symptômes qui perturbent ces
liens. La spécificité de ces structures de jour capables d’accueillir à temps
partiel des enfants qui poursuivent une scolarisation en milieu ordinaire, est de
réussir à associer les soins psychiques à la poursuite d’un travail éducatif et
pédagogique. L’accueil de la souffrance psychique infantile dans un lieu
structuré de cette manière permet une prise en charge interdisciplinaire, où
la complémentarité des compétences professionnelles rejoint la complexité
du développement de l’enfant.
Créée en 1969 par Maud Mannoni et son équipe, à une période où les
difficultés et les troubles psychiques des enfants étaient encore responsables
de leur mise à l’écart des circuits habituels, l’école Expérimentale de Bonneuil
a pu fonctionner pendant six ans sans aucune subvention publique. Le réseau
qui a permis à ce lieu d’exister était initialement constitué de familles et
d’amis des enfants accueillis. Il s’est rapidement étendu aux professionnels et
aux bénévoles, ainsi qu’aux étudiants intéressés par cette expérience
novatrice. Aujourd’hui encore, le but de cette école « pas comme les autres »
est d’offrir un lieu de vie à des enfants qui, sans elle, resteraient exclus de tout
circuit éducatif ou scolaire. L’établissement est également engagé dans la
recherche, en particulier sur des troubles psychiques graves comme la
psychose. Depuis sa fondation, le référentiel théorique de cette équipe est la
psychanalyse.
D’une façon générale, ces structures trouvent leur prolongement actuel dans
les Maisons d’adolescents, comme La maison de Solenn dirigée par la
Professeure Marie-Rose Moro, ou les Centres de crise. Dans la vie des enfants
et adolescents accueillis, ces lieux établissent une continuité entre leur univers
familier et celui des soins psychiques. De tels dispositifs ont l’avantage de leur
éviter un marquage diagnostique précoce et stigmatisant, dont les études
ont montré qu’il se révèle davantage pénalisant que profitable59.
56 Société psychanalytique de Paris
57 Arnoux D. (2010) L’Institut Edouard Claparède, Le Coq Héron, n°2, p.86-91
58 http://institut-claparede.fr/presentation.html
59 Gonon F. (2011), La psychiatrie biologique, une bulle spéculative ?, Esprit, novembre 2011,
DOI : 10.3917/espri.1111.0054
26
2) ETAT DES LIEUX
Résumé : Depuis le début du 21ème siècle, la place qui revient à la
psychanalyse dans le secteur de la santé mentale s’est modifiée, le plus
souvent à son désavantage et ce, pour de bonnes et de mauvaises raisons.
Le bilan exhaustif de son action reviendra aux historiens, mais d’ores et déjà, il
est possible d’en recenser plusieurs dimensions. Les unes éclairent ce qu’ont
été les aspects défavorables de son action, les autres ses aspects favorables
et novateurs, voire avant-gardistes.
Divergences de conceptions et de méthodes
Les psychanalystes, très impliqués dans les institutions psychiatriques, en
particulier depuis la création du secteur, ont toujours oeuvré en faveur d’une
psychiatrie humaniste, qu’il s’agisse de l’accueil ou de l’accompagnement
des personnes en état de grande détresse psychique. Toutefois, il leur est
arrivé de s’égarer dans des postures de savoir et de maîtrise, voire de
domination, sans entendre celles et ceux qui pouvaient leur faire objection.
Aussi ont-ils été confrontés à la montée en puissance de nouvelles approches
qui se réclamaient d’autres paradigmes en santé mentale et en psychiatrie,
sans parvenir vraiment, ni à s’y associer, ni à s’y opposer. Les neurosciences
par exemple, dont certains outils –comme l’imagerie cérébrale– sont proches
de ceux de la médecine, sont parvenus à orienter les pratiques
psychiatriques vers une démarche biologique. Face au succès rencontré par
ces approches neuroscientifiques, les conceptions psychanalytiques
semblent avoir échoué pour l’instant à maintenir l’intérêt des soignants et des
décideurs politiques pour les réalités psychiques. De plus, la psychiatrie tend à
se détourner peu à peu des acquis de la psychopathologie clinique.
Le contexte dans lequel s’est produite cette évolution est celui d’une
application sans nuance des méthodes de l’Evidence based medecine à la
psychiatrie. Ces méthodes ont contribué à accroître la distance entre, d’un
côté l’objet véritable de cette spécialité médicale, i.e. la souffrance
psychique d’êtres humains tenus de ce fait à l’écart du lien social, et de
l’autre, les moyens mis en oeuvre pour tenter d’apaiser cette souffrance. En
remplaçant cet objet dont la nature est relationnelle par un nouvel objet
d’une complexité démesurée qui est le cerveau, les neuroscientifiques ont
détrôné la conception intersubjective du soin psychique au profit d’une
conception standardisée et chiffrable de ce soin. De surcroît, l’influence
grandissante du système nord-américain de diagnostic psychiatrique, le DSM
(Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), s’inscrit dans une
logique analogue : renoncer à concevoir l’humain comme un être de
relation en lui préférant une approche fragmentaire, symptôme par
symptôme.
Actuellement, la situation met donc en présence deux conceptions
contradictoires du soin psychiatrique : d’une part, un dispositif de rencontre
et de soins en faveur des malades mentaux, en partie hérité des débuts de la
psychanalyse au 20ème siècle, et d’autre part un système de classification des
individus en difficulté sur le plan psychique, mis au point par nécessité
27
économique60 . Tout en admettant sa perte d’influence, le premier n’en
continue pas moins à bénéficier de la confiance de certains acteurs du soin
psychique dans les établissements où ils exercent61. Le second, établi à partir
des méthodes de la médecine somatique, mène des recherches qui visent,
soit à identifier les lieux corporels –en priorité cérébraux– responsables des
symptômes psychiatriques, soit à établir la supériorité de ses méthodes sur
celles en vigueur jusque-là. Sans parvenir à s’influencer réciproquement, ces
deux courants publient séparément les résultats de leurs travaux dans des
revues scientifiques reconnues qui, bien qu’accessibles 62 , 63 sont rarement
consultées par le grand public ou les décideurs politiques.
Une troisième voie semble malgré tout se dessiner. Le plus souvent à l’initiative
des associations d’usagers, des groupes d’entraide mutuelle se sont
constitués ainsi que des groupes de parole, des clubs house, etc. Bien que
ces associations pallient souvent les carences de l’institution psychiatrique,
elles ne peuvent pas se substituer à la mission thérapeutique du Secteur. Par
exemple, certaines d’entre elles s’occupent des problèmes de logement,
contribuant à l’intégration sociale des patients. Mais il ne suffit pas d’offrir un
logement clé en main à un patient schizophrène, encore faut-il être en
mesure de l’accompagner de manière professionnelle dans l’appropriation
progressive de son nouveau lieu de vie.
Evaluation du secteur psychiatrique
Alignée sur celle des services hospitaliers (chirurgie, obstétrique, etc.), la
diminution de la DMS (Durée moyenne de séjour) en psychiatrie est passée
de 105,7 jours en 1980 à 28,9 jours en 2011. Satisfaisante sur le plan strictement
comptable, cette évolution remarquable n’est toutefois corrélée ni avec
l’amélioration des conditions de vie des patients, ni avec celle des conditions
de travail du personnel soignant. Ainsi en 2013, avec le rapport Robiliard, la
mission sur la santé mentale et l’avenir de la psychiatrie souligne que le bilan
de la rénovation entreprise pour la psychiatrie est pour le moins décevant64.
Ce rapport note l’insuffisance des moyens mobilisés, à la fois matériels et
humains, en particulier la vacance de postes de psychiatres et la disparition
progressive des infirmier(e)s spécialisé(e)s en psychiatrie. Au terme de ce
rapport, les mesures envisagées ainsi que les préconisations qui permettraient
d’améliorer la situation sont rassemblées dans une liste de 30 propositions. Les
cliniciens de l’approche psychanalytique sont favorables à plusieurs de ces
propositions et contribuent d’ores et déjà à les mettre en oeuvre dans les lieux
où ils ont des responsabilités : revaloriser le secteur psychiatrique (n°6, 7, 8) ;
renoncer à la coercition en première intention (n°15) ; reconnaître en premier
60 Waller G, (2009) Evidence-based treatment and therapist drift, Behaviour Research and
Therapy 47, 2009; 119–127
61 Holmes J, (2012), Psychodynamic psychiatri’s green shoots, The British Journal of Psychiatry
(2012) 200, 439–441. doi: 10.1192/bjp.bp.112.110742
62 Kandel E.R. (1998), A new intellectual framework for psychiatry. Translated by J.M. Thurin
L’évolution psychiatrique, 67, Part 1 (2002): 12-39
63 Leichsenring F, Luyten P. & al., 2015, Psychodynamic therapy meets evidence-based
medicine: a systematic review using updated criteria, Lancet Psychiatry 2015; 2: 648–60
64 http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i1662.asp
28
recours le rôle des psychologues cliniciens, celui des infirmiers et des
médecins généralistes (n°25) ; renouer avec la formation des infirmiers
psychiatriques (n°26) ; favoriser l’interdisciplinarité (n°29) ; développer la
recherche sur les maladies mentales (n°27).
En psychiatrie comme ailleurs, la violence est multifactorielle et l’étudier
nécessite une diversité d’approches. Cependant, l’expérience clinique
enseigne que, dans cette spécialité médicale, la diminution des violences
s’obtient en règle générale par la volonté de faire circuler la parole entre les
personnes impliquées, comme remédiation dans la plupart des situations
conflictuelles65.
Autres évaluations
En prenant peu à peu sa place dans le paysage institutionnel, la recherche
psychanalytique témoigne de la pertinence de sa méthodologie et de la
spécificité de ses objets d’étude. En explorant la dynamique groupale, les
psychanalystes ont développé des compétences qu’ils font désormais valoir
dans différents contextes : social, sanitaire, psychiatrique, scolaire, éducatif
ou judiciaire, voire pénitentiaire (cf. plus haut, chapitre A).
Par ailleurs, des laboratoires universitaires français qui se réfèrent à la
psychanalyse contribuent à des recherches directement inspirées par
l’actualité nationale. Voici à titre d’exemple :
– Etude d’une cohorte constituée à partir des événements terroristes de 2015 :
http://invs.santepubliquefrance.fr/actesterroristes66
– Recherches scientifiques sur les processus de radicalisation et constitution
d’un GIS 67 entre les deux universités de Nice et de Paris-Diderot:
http://www.ep.univ-paris-diderot.fr/2017/12/centre-detude-desradicalisations-
et-de-leurs-traitements/ avec mise en place du CERT (Centre
d’étude des radicalisations et de leurs traitements)
Enfin, certaines mutations sociales font l’objet d’évaluations et
d’investigations scientifiques, comme l’actuelle évolution de l’institution
familiale étudiée par des chercheurs psychanalystes, en collaboration avec
d’autres chercheurs en sciences humaines. Ces études font l’objet
d’un intérêt grandissant, de la part du grand public 68 , des sciences
humaines69,70 et des pouvoirs publics71.
65 Coupechoux P. (2014), Un monde de fous. Comment notre société maltraite ses malades
mentaux, Seuil
66 Vandentorren S, Sanna A, Aubert L, Pirard P, Motreff Y, Dantchev N, Baubet T. Étude de
cohorte Impacts. Première étape : juin-octobre 2015. Saint-Maurice : Santé publique France ;
2017. 92 p.
67 GIS : Groupement d’intérêt scientifique
68 http://www.lemonde.fr/sciences/article/2014/11/24/la-famille-homoparentale-a-sonetude_
4528595_1650684.html
69 Gross M. (2015), L’homoparentalité et la transparentalité au prisme des sciences sociales :
révolution ou pluralisation des formes de parenté ?, Revue interdisciplinaire sur la famille
contemporaine, 23- 2015, 25 février 2015. http://journals.openedition.org/efg/287
70 Fedewa, A., W. Black et S. Ahn. 2014. « Children and Adolescents with Same-Gender
Parents: A Meta-Analytic Approach in Assessing Outcomes », Journal of GLBT Family Studies,
vol.11, no1, p.1-34
DOI : 10.1080/1550428X.2013.869486
29
3) PRECONISATIONS ET PRATIQUES INNOVANTES
Résumé: Au cours des dernières décennies, les psychanalystes ont adapté
leurs pratiques aux nouvelles formes d’expression de la souffrance psychique.
Si la « talking cure » initiale a évolué, les modalités actuelles d’écoute de
cette souffrance accordent toujours à la parole une place décisive. Les effets
de l’écoute au singulier retiennent l’attention d’un nombre croissant
d’institutions psychiatriques, de praticiens mais aussi de chercheurs.
Donner toute sa place à la parole
Dans de nombreux pays à travers le monde, enseignement et pratique
psychanalytiques se développent, lentement mais sûrement. Initialement
représentés par une seule institution, l’IPA (International psychoanalytical
association), les psychanalystes ont élargi leurs modalités représentatives et se sont
regroupés, non seulement en fonction de spécificités culturelles et historiques, mais
aussi de leurs particularités doctrinales et théoriques. Cette adaptabilité des
praticiens aux variations des conditions d’enseignement et d’exercice de la
psychanalyse a favorisé leur réactivité, en particulier au cours des mutations
institutionnelles qui se sont succédées depuis le milieu du 20ème siècle jusqu’à
aujourd’hui72. En France, par exemple, c’est en 1979 que la première « Maison
verte » a été créée par Françoise Dolto et depuis, le réseau des Maisons vertes ne
cesse de s’étendre. Issue de l’expérience de la psychanalyse, ces lieux fonctionnent
hors modèle médical, en particulier sur le plan de leur financement73. Ouvertes aux
parents accompagnés de leurs enfants de 0 à 4 ans, ces structures permettent de
prévenir l’apparition de troubles relationnels et/ou fonctionnels précoces. Cet
accompagnement se révèle particulièrement utile pour la relation parents/enfants,
lors d’étapes importantes comme l’allaitement, le sevrage, la marche, les
premières séparations ou encore la naissance d’un puîné. Depuis 40 ans, des
structures similaires se sont mises en place en Europe, au Canada, en
Amérique Latine, en Israël, en Russie, etc. L’utilité de ces dispositifs de
prévention en santé mentale est régulièrement évaluée. En décembre 2017,
les actes d’un colloque intitulé « Prévention, vous avez dit prévention ? » ont
été publiés, concernant l’expérience des Maisons vertes dans ce domaine74
Quant à l’une des plus importantes mutations en santé mentale, elle vient
précisément de l’organisation du mouvement des usagers. En effet, ceux-ci
deviennent peu à peu des partenaires des professionnels de ce domaine, non pas
en fonction de compétences théoriques ou techniques, mais en référence à la mise
en commun de leurs expériences personnelles. Sans être à l’initiative de cette
démarche, les psychanalystes ne s’y sont pas moins associés activement,
considérant qu’accorder une telle place à la parole des patients représentait, dans
le monde de la psychiatrie, une ouverture sans précédent. A titre d’exemple, une
71 Théry, I. (prés.) et A.-M. Leroyer (rapp.). 2014. Filiation, origines, parentalité : le droit face aux
nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, rapport du groupe de travail Filiation,
origine, parentalité, Paris, ministère de la Famille.
http://www.justice.gouv.fr/include_htm/etat_des_savoirs/eds_thery-rapport-filiation-originesparentalite-
2014.pdf
72 Delion P. (2001), Thérapeutiques institutionnelles, Elsevier, Paris
73 https://www.lamaisonverte.asso.fr/
74 http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=58266
30
équipe constituée de psychanalystes universitaires HUS (Hôpitaux
universitaires de Strasbourg) a mis en place, en collaboration avec l’UNAFAM
(Union nationale des amis et familles de personnes malades psychiques), un
dispositif de prise en charge collective de patients diagnostiqués « bipolaires »
en Alsace75. Dans le prolongement d’une formation dispensée aux étudiants
de médecine et de psychologie de l’université de Strasbourg, ce dispositif
original s’inspire des principes des « larges groups » ou « community
meetings » de Maxwell Jones, Wilfried Bion et Siegmund Foulkes.
Regroupés en associations, les usagers mènent ce combat au nom de la dignité et
de leur citoyenneté à part entière. Les psychanalystes reconnaissent leurs propres
valeurs dans ce combat, ne serait-ce qu’en référence au principe même du
traitement psychanalytique, auquel chaque psychanalyste se soumet avant d’y
engager autrui.
Le partenariat thérapeutique où s’engagent les psychanalystes avec des usagers et
leurs associations peut les rapprocher des modèles comportementalistes ou
pédagogiques, et les y faire intervenir de façon complémentaire. Mais la différence
majeure avec ces modèles rééducatifs tient au concept de « transfert » qui, dans le
travail psychanalytique, est l’enjeu d’un maniement et d’une interprétation
spécifiques. Conforme aux fondements mêmes de la psychanalyse, une telle
coopération suppose d’accorder toute son importance à la parole du patient,
même si cette parole est en rupture avec le mode de compréhension ou avec la
logique du thérapeute. Dans une telle situation, admettre l’hypothèse de
l’inconscient présuppose de sa part une attitude ouverte, dégagée de préjugés et
disposée à entendre dans la parole du patient d’autres contenus que la
confirmation de ses propres attentes.
Après avoir longtemps considéré les troubles psychiques dans une perspective
intrapsychique, la psychanalyse et ceux qui la pratiquent ont considéré leur
dimension « interpsychique », i.e. relationnelle, afin de mieux l’étudier. Dès lors, la
situation thérapeutique n’est plus celle du « sachant » qui décide à la place du
« malade » ce qui lui convient le mieux, mais celle de deux sujets humains en
présence, aux prises avec une situation à faire évoluer vers un mieux-être pour celui
qui souffre.
Pour les personnes autistes par exemple, l’importance de ces échanges avec
l’entourage s’est montrée sous un angle différent : les difficultés de l’interaction
patient-entourage familial n’étant plus abordées du point de vue de la causalité,
elles ont pu être prises en compte comme variables aléatoires sur lesquelles il devient
possible d’agir.
Si ce changement a beaucoup fait évoluer les pratiques en pédopsychiatrie, il a
également eu des répercussions importantes en psychiatrie adulte. Le regard
concernant le rôle de l’entourage familial sur la prise en charge thérapeutique ayant
changé, les états psychotiques ne sont plus apparus comme des pathologies de la
famille, mais des souffrances qui peuvent peser sur la famille. En contribuant à
l’évolution de relations familiales altérées jusque là par les contraintes d’un modèle
75 SuLiSoM (Subjectivité, lien social, modernité).
https://ea3071.unistra.fr/qui-sommes-nous/activites-de-recherche/soutien-psychologiquedes-
bipolaires/
31
étiologique culpabilisant, ce changement de perspective permet de dénouer de
ces situations, jusque-là inextricables.
L’exemple des hallucinations auditives peut aider à mieux comprendre les effets
favorables de cette prise de parole des patients psychiatriques. Un mouvement de
personnes qui entendent des voix s’est constitué il y a quelques années, grâce à la
mise en commun de leurs expériences respectives. Établi au niveau international
dans les années 1990, le réseau Hearing Voices Movement, est désormais
présent dans la plupart des pays et, depuis peu, dans de nombreuses villes en
France76. Considérant que le fait d’entendre des voix ne constitue pas, en soi,
un symptôme de maladie mentale, les personnes rassemblées dans ces
réseaux ont un objectif : promouvoir une approche de l’entente de voix et
d’autres perceptions inhabituelles, respectueuse des personnes concernées
et de leur expertise.
La part du singulier
Appartenir à un ensemble de personnes souffrant des mêmes symptômes
psychiques reste conciliable avec l’approche singulière voulue par un dispositif
psychanalytique. La technique du groupe de patients homogènes du point de vue
symptomatique répond à une exigence méthodologique en recherche clinique, en
particulier pour étudier l’efficacité des médicaments. Pour autant, la constitution de
tels groupes ne fait pas disparaître la subjectivité de chacun de ses membres. C’est si
vrai que la mise au point d’essais cliniques randomisés en double aveugle contre
placebo77 obéit à un objectif : neutraliser, non seulement la subjectivité du patient
sur lequel est testé le médicament à l’étude, mais aussi celle du prescripteur de ce
médicament. Concernant la réalisation de ces essais cliniques, il faut rappeler que
les symptômes organiques se prêtent assez bien à la composition de ces groupes
homogènes, mais qu’à l’opposé, une telle homogénéité est illusoire pour les
symptômes psychiatriques78. En revanche, la subjectivité joue un rôle important dans
le regroupement entre elles de personnes affectées par les mêmes symptômes :
personnes hyperactives, bipolaires, déprimées, etc. (Cf. plus haut).
Dans le contexte d’une psychiatrie biologique qui, du point de vue épistémologique,
devient indéfendable79, la psychanalyse s’en tient, sur ce plan, à une position qui ne
varie pas. Comme il été dit plus haut, la notion de « transfert » fait office de boussole
épistémologique sur laquelle se règlent les psychanalystes dans leur travail. Face à
une psychiatrie biologique qui tente à grand-peine d’uniformiser la description de
symptômes toujours plus nombreux80, la psychanalyse poursuit son travail dit de
« mise en sens ». Si la pratique psychiatrique se dirige de plus en plus vers le « prêt-àporter
» psychique, la pratique psychanalytique se maintient dans la perspective
d’une approche « sur-mesure » des souffrances psychiques. Dans le cadre
institutionnel, les actions menées au cas par cas comme les psychothérapies
76 Réseau français sur l’entente de voix (http://revfrance.org/)
77 RDBPCT (Randomised double blind placebo clinical trials)
78 Gonon F. (2013), Quel avenir pour les classifications des maladies mentales ? Une synthèse
des critiques anglo-saxonnes les plus récentes, L’information psychiatrique, 2013 ; 89 :285-94
79 Lemoine M. (2017), Introduction à la philosophie des sciences médicales, Ed. Hermann
80 Frances A. (2013), Sommes nous tous des malades mentaux ? Le normal et le pathologique,
Odile Jacob
32
individuelles avec les psychotiques, l’écoute individuelle dans un groupe de parole,
les ateliers de médiation, etc., s’appuient sur l’hypothèse de l’inconscient et sur le
transfert, qui demeurent des marqueurs de la subjectivité pris très au sérieux par les
cliniciens de la psychanalyse81. Quant aux praticiens de la psychiatrie qui, sans être
psychanalystes, intègrent à leur travail les concepts psychanalytiques, ils enrichissent
sans cesse les expériences institutionnelles. C’est ainsi que certaines de ces initiatives,
comme les « clubs thérapeutiques », figurent désormais dans le code de la santé
publique82.
Jusqu’en 1968, la psychiatrie française était associée à la neurologie. Cette
autonomie relativement récente explique en partie les raisons pour lesquelles la
psychiatrie biologique exerce toujours une grande influence sur les pratiques
institutionnelles et leurs cadres réglementaires. Mais, issue de la tradition aliéniste du
début du 20ème siècle, la psychiatrie clinique reste attachée aux repères de la
psychopathologie qui en sont issus et, après la Seconde Guerre Mondiale, à
l’empreinte ineffaçable laissée par les psychanalystes sur la politique de secteur, à
laquelle ils ont donné toute sa dimension sociale et relationnelle83.
81 Oury J. (2007), Chemins vers la clinique. Evolution Psychiatrique, 2007 ; 72 : 3-14.
82 Circulaire DGAS/3B no 2005-418 du 29 août 2005 relative aux modalités de
conventionnement et de financement des groupes d’entraide mutuelle pour personnes
souffrant de troubles psychiques
83 Dana G. (2010), Quelle politique pour la folie ?, Stock
33
C – LA PSYCHANALYSE, L’ENFANCE ET LA JEUNESSE
1) HISTORIQUE
Résumé : Le changement des représentations au sujet de l’enfant est un
phénomène récent. En à peine plus d’un siècle, l’attention de la société à
son égard s’est transformée en profondeur. Les connaissances mises à jour
par la psychanalyse durant cette période ont largement contribué à cette
transformation. La notion de « développement psychosexuel » a rendu
intelligibles certaines conduites infantiles inexplicables jusque-là. Ces
avancées éclairent autant qu’elles alimentent la mutation complexe qui
s’opère actuellement dans les relations entre les adultes et l’enfant.
Premiers jalons
Les travaux des historiens qui se sont développés à partir de 196084 ont révélé
que le concept d’enfant dans son acception actuelle, i.e. une personne à
part entière, douée de raisonnement et d’intelligence, ne s’est imposée qu’à
la fin du XIXe siècle. Un renversement des places s’était déjà opéré dès la fin
du XVIIIe siècle : l’enfant, de quantité négligeable qu’il était au regard de la
vérité et de la raison, considéré au mieux comme un petit adulte, devenait
un modèle dont on peut attendre qu’il libère l’humanité de ses préjugés et
de ses corruptions.
Au début du XIXème siècle, les premiers travaux de pédagogues, tel Edouard
Seguin (1812-1880, auteur de « Traitement moral, Hygiène et Education des
idiots » ) et de médecins comme Jean Itard (1774-1838) un précurseur de la
pédopsychiatrie avec son traitement de Victor de l’Aveyron), montrent
comment des méthodes éducatives originales et adaptées permettent à des
enfants, qualifiés d’ « idiots », d’« arriérés » ou de « sauvages », de progresser
et d’accéder à des apprentissages scolaires et professionnels. Ces méthodes
éducatives adaptées pourront être élargies par la suite à un plus grand
nombre d’enfants (voir en particulier les travaux de Maria Montessori au tout
début du 20ème siècle). Malheureusement les conceptions médicale et
éducative s’opposent dans des querelles d’influence. Un médecin, Désiré-
Magloire Bourneville (1840-1909) propose un modèle intégratif à la fin du
19ème siècle, alliant soins et approche éducative, modèle qui sera critiqué par
ses successeurs (Alfred Binet et Théodore Simon).
La catégorie des « enfants instables » apparaît dans le débat politique, avec
la mise en place de l’école obligatoire de Jules Ferry (1882). Les médecins
sont chargés de prendre en charge tous ces nouveaux élèves en échec ou
rebelles à la discipline scolaire. C’est dans l’urgence qu’en 1899 est créée la
Société Libre pour l’Étude Psychologique de l’Enfant : Binet et Simon, après
de nombreuses « enquêtes », soutiennent qu’il s’agit d’enfants « malades »
« plus que de petits méchants ». Ils les décrivent essentiellement en termes de
carences éducatives et de déficiences intellectuelles liées à la « sauvagerie
des familles ». Il s’agit de déterminer quels sont les enfants en difficulté
84 Ariès P (1975), L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime, Plon
34
éducables et quels sont ceux qui ne le sont pas. Les premiers seront orientés
vers des classes spécialement créées à cet usage85. Les seconds, considérés
comme inéducables, seront rejetés de l’école pour retourner en famille ou
être envoyés dans les asiles, voire dans les bagnes d’enfants.
Au début du 20ème siècle, les premiers effets de la généralisation de
l’instruction publique et obligatoire instaurée en 188286 conjugués à ceux des
toutes nouvelles connaissances mises à jour par la psychanalyse sur l’enfant,
vont renouveler l’intérêt pour lui et son éducation. Il n’est plus alors un être de
pur besoin qu’il s’agit d’extraire du monde de l’animalité ou du péché, ni un
adulte en miniature qu’il faut faire grandir le plus rapidement possible.
Le déclin du religieux et du politique comme vérité instaure une sorte de
repliement sur la cellule familiale, malgré ses métamorphoses,
décompositions et recompositions successives. L’enfant apparaît alors
comme le ciment familial, dès lors que la pérennité du couple conjugal luimême
se fait plus incertaine. Devenu littéralement le trésor de la famille,
l’enfant incarne les idéaux et les attentes parentales. L’état de déroute des
repères religieux l’amène à incarner l’espoir de l’immortalité.
Jeunesse de la psychanalyse
Durant cette même période, une conception très différente de l’enfant et de
ses difficultés est étudiée par Freud, à partir du modèle de « l’appareil
psychique », déjà décrit dans le chapitre 1 du présent rapport, Psychanalyse
et scientificité, « Fondation scientifiques ». Dès ses débuts, la psychanalyse
reconnaît à chaque enfant le statut de sujet singulier, dont la vie
psychique se révèle plus complexe que celle d’un simple organisme
adaptable à son environnement. Dès 1905, avec la notion de « pulsion, la
psychanalyse décrit l’enfant comme un être humain dont l’identité
psychosexuelle se construit progressivement et dont les « théories sexuelles
infantiles » alimentent le désir de savoir et l’inventivité personnelle. Comme
l’adulte, l’enfant est aux prises avec des souffrances psychiques et des
tourments interpersonnels (jalousie, envie, colère, amour, haine, etc.). Dans le
cas du petit Hans, décrit par Freud, il s’agit d’une phobie animale chez un
enfant dont les symptômes trouveront un apaisement après avoir été
analysés. Chez l’enfant, la levée du refoulement et l’interprétation de ses
formations inconscientes, rapportées aux relations avec ses parents, sont
possibles dans le cadre d’un engagement transférentiel.
Avec l’explicitation de la sexualité infantile, la psychanalyse met à mal le
mythe de la pureté de l’enfance. Dans la Vienne des débuts du 20e siècle,
cette découverte choque le corps médical et le public en général. La mise à
jour des compétences de l’enfant pour élaborer ses pulsions, leurs
détournements, leurs déplacements, ainsi que ses capacités à la sublimation,
demeurent un apport clinique et théorique majeur. En effet, dans le domaine
de la petite enfance et de l’enfance, les intervenants d’aujourd’hui
85 Binet, Simon, 1907, Les enfants anormaux. Guide pour l’admission des enfants anormaux
dans les classes de perfectionnement, Colin, Paris
86 http://www.education.gouv.fr/cid101184/loi-sur-l-enseignement-primaire-obligatoire-du-28-
mars-1882.html
35
connaissent tous les stades du développement psychosexuel décrits par
Freud entre 0 et 6 ans. De même, après 6 ans, la phase dite de latence, au
cours de laquelle le sexuel passe au second plan au profit du désir
d’apprendre et d’intégrer les normes sociales. Durant cette phase, les
pulsions de l’enfant ne disparaissent pas pour autant, dont un certain nombre
de manifestations perdurent sur les bancs de l’école. Les élèves de Freud
valideront et développeront ces connaissances à partir de psychanalyses
d’enfant : Melanie Klein, Anna Freud ou Winnicott. Comme indiqué dans le
chapitre B du présent rapport, Psychanalyse et pratique institutionnelle, dans
le § « Les psychanalystes en pédopsychiatrie », Mélanie Klein invente une
méthode qui prend en compte l’importance, chez les enfants, d’un
« complexe d’OEdipe précoce », de pulsions « archaïques » et de
phénomènes très primaires liés en particulier à la projection sur d’autres
personnes de ses conflits psychiques internes. Son influence sera considérable
en Europe et en Argentine, où la psychanalyse est très répandue. Comme
Anna Freud, elle utilise le jeu pour entrer en communication avec les réalités
psychiques de l’enfant.
À Londres, D.W. Winnicott, pédiatre devenu psychanalyste, va compléter son
observation attentive des enfants par son expérience psychanalytique,
démontrer l’importance des soins primaires pour l’évolution et la mise en
place d’un sentiment de continuité psychique d’exister, vital pour l’enfant. Il
s’appuie sur un phénomène que les parents connaissent bien : le « doudou »,
auquel s’attache la plupart des enfants. Il démontre, avec une grande
originalité, qu’il est le produit d’une aire « transitionnelle », à l’origine de la
créativité de l’enfant.
Ces apports de M. Klein et D.W. Winnicott auront une influence sur la pensée
du psychiatre et psychanalyste français, Jacques Lacan, qui développera
autour du « stade du miroir » la structuration du sujet et de ses instances
psychiques à partir des dimensions du réel, de l’imaginaire et du symbolique.
Dans le champ des sciences de l’éducation naissantes, la psychanalyse
exerce une grande influence, en montrant que l’enfant développe son
appétence pour le savoir sur fond de curiosité sexuelle. Elle montre
également que le désir d’apprendre résulte d’un investissement transférentiel
sur la personne de ses maîtres. Apprendre n’est pas seulement une question
de performance opératoire, mais aussi une affaire de désir avec ses entraves
possibles. La prise en compte de ces différents aspects autorise une
compréhension de certaines difficultés scolaires, développée dans la
psychopédagogie inspirée par la psychanalyse87.
Psychanalyse de l’enfance
Dans le mouvement de reconstruction sociale qui suit la Seconde Guerre
mondiale, les psychanalystes français s’investissent et contribuent très
largement à la création des institutions de soins psychiques, à la suite des
traumatismes de guerre et des enfants isolés. C’est au contact de ces
enfants que le médecin hongrois René Spitz, proche de la SPP (Société
87 De la psychanalyse vers la psychopédagogie, ouvrage collectif, Ed. Des Alentours, 2017
36
psychanalytique de Paris), met au point des notions comme l’« hospitalisme »,
ou la « dépression anaclitique », qui démontrent l’importance des liens
d’attachement précoces, et le risque, pour l’enfant, d’une rupture durable
de ces liens88.
Dès l’immédiat après-guerre, des psychanalystes et des pédagogues formés
à la psychanalyse, créent les premiers CMPP, comme l’évoque déjà le
chapitre B du présent rapport, « Psychanalyse et pratique institutionnelle ». Le
premier d’entre eux, le Centre Claude Bernard, est fondé à Paris en 1946 par
Georges Mauco89 et le Docteur André Berge, sous l’égide du Général De
Gaulle. Parmi ses intervenants figurent de grands noms de la psychanalyse
parmi lesquels Françoise Dolto, René Diatkine, Serge Lebovici, Maud
Mannoni, Didier Anzieu. D’autres CMPP sont créés dans la période qui suit,
dans toute la France, avec notamment Juliette Favez-Boutonnier à
Strasbourg. Encore aujourd’hui, le décret de 1963 qui définit les CMPP est le
seul texte légal qui mentionne la psychanalyse comme soin et qui précise
que si l’état des enfants nécessite une psychanalyse, il convient alors de faire
appel à une personne compétente dans ce domaine.
Les psychanalystes contribuent donc à l’édification de la pédopsychiatrie et
les consultations psychanalytiques s’inscrivent dans la plupart des dispositifs
d’accueil destinés aux enfants progressivement mis en place. Ainsi, Georges
Heuyer, le fondateur de la pédopsychiatrie française, accueille dans son
service hospitalier dès 1925, la psychanalyste Eugénie Sokolnika, puis Sophie
Morgenstern, suivies notamment par Françoise Dolto et Jenny Aubry.
Durant toute la seconde moitié du 20ème siècle Les psychanalystes participent
donc très activement à la création de nombreux dispositifs de soins dans la
perspective ouverte par le courant de psychothérapie institutionnelle et par
la politique de secteur, tant dans le champ sanitaire (les différentes structures
des secteurs de psychiatrie infanto-juvéniles) que dans le champ médicosocial,
avec notamment les hôpitaux de jour, et les instituts médico-éducatifs.
Les difficultés et souffrances psychiques d’enfants et adolescents sont ainsi
accueillies dans des lieux structurés et adaptés, proposant une prise en
charge pluridisciplinaire qui associe soins, pédagogie et éducation, sans
séparation d’avec le milieu de vie et la famille, évitant la ségrégation et
l’exclusion qui régnaient par le passé.
Ainsi, l’École Expérimentale de Bonneuil, créée en 1969 par Maud Mannoni et
son équipe, a pu fonctionner pendant six ans sans aucune subvention
publique, comme le souligne plus haut le chapitre B de ce rapport,
« Psychanalyse et pratiques institutionnelles ». Des pédopsychiatres et
psychanalystes, comme René Diatkine, Serge Lebovici ou Michel Soulé, ont
concouru à l’ouverture de centres de soins (en particulier dans les 13e et 14e
arrondissements de Paris). Ces deux derniers sont les auteurs d’un traité de
psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent qui reste à ce jour une somme
inégalée dans la rencontre entre la psychiatrie et la psychanalyse. Ils sont
également les créateurs du psychodrame psychanalytique pour les enfants.
88 Spitz R. (2002), De la naissance à la parole : La première année de la vie, PUF, coll.
« Bibliothèque de psychanalyse »
89 Cf. note en annexe
37
Roger Misès, pour sa part, prend la direction de la Fondation Vallée (créée
par Bourneville à la fin du 19ème siècle) en s’appuyant sur les apports de la
psychanalyse et de la psychothérapie institutionnelle.
Les psychanalystes se sont aussi engagés dans le développement des
secteurs publics infanto-juvéniles qui comprennent des structures
hospitalières, avec notamment le travail de liaison à l’hôpital général, en
particulier autour des soins précoces en périnatalité, et extrahospitalières
comme les CMP, les CATTP ou plus récemment les maisons d’adolescents.
Très diversifiés, ces dispositifs d’accès public sont gratuits et s’adressent aux
enfants et à leurs parents. Ils sont en lien avec l’école et d’autres partenaires
sociaux. Pour une approche thérapeutique globale de l’enfant et du jeune,
les équipes travaillent en interdisciplinarité et associent, orthophonistes,
psychomotriciens, infirmiers, éducateurs spécialisés, etc. Aujourd’hui, ils sont
une richesse nationale que nous envient de nombreux pays étrangers.
En 1955, des structures anonymes et gratuites, destinées aux étudiants, ont
également été créées, animées par des psychanalystes : les BAPU (Bureau
d’Aide Psychologique Universitaire). Aujourd’hui, il en existe 16 en France,
désormais ouverts aux élèves de terminale.
Pour clore cette synthèse, évoquons à nouveau une grande voix de la
psychanalyse française, Françoise Dolto, dont le sens clinique exceptionnel et
le talent pédagogique ont marqué les professionnels aussi bien que les
familles. Pédiatre et psychanalyste reconnue, elle répondra pendant deux
ans (1976-78), plusieurs fois par semaine, aux innombrables questions posées
par les auditeurs de France-Inter au cours de l’émission « Lorsque l’enfant
paraît »90. Par ailleurs, elle est à l’origine de la mise en place de nouvelles
structures d’accueil du tout-petit avec ses parents, et ses apports continuent
d’enrichir le travail dans les crèches et les jardins d’enfants.
Toutes les institutions citées dans ce rapport, et bien d’autres, perdurent
aujourd’hui et font toujours la preuve de leur utilité et de leur humanité91.
Dans ce qui constitue un véritable service public d’écoute et
d’accompagnement de la souffrance psychique des enfants et de leurs
familles, la psychanalyse reste une référence fondamentale, non exclusive. Et
en dépit de leurs divergences pratiques ou théoriques, tous les cliniciens
d’enfants se référant à la psychanalyse continuent à faire évoluer ces
structures, solidement inscrites dans le 21ème siècle.
90 Cf. Chapitre D « Psychanalyse et Culture »
91 Cf. Chapitre B « Psychanalyse et institutions »
38
2) ETAT DES LIEUX
Résumé : Les systèmes classificatoires mis en place au 20ème siècle pour
décrire et traiter les difficultés psychologiques des enfants utilisent un modèle
normatif de type médical. Ces difficultés s’inscrivent dans un contexte social
où l’enfant est soumis à des pressions contradictoires. Certaines études, issues
des nouvelles orientations biologiques en pédiatrie, ont été controversées. Les
problèmes liés à la prise en charge de l’autisme ont fait partie de ces
controverses. Les positions prises par les psychanalystes sur ces sujets sont à la
fois autocritiques, mesurées et constructives. Différentes initiatives prises dans
le secteur infanto-juvénile comme la création d’unités d’accueil mère-enfant,
correspondent à la validation empirique de notions psychanalytiques. Un
renforcement de la présence de psychanalystes dans ce secteur peut
accroître l’efficacité de ses actions.
L’enfant et ses « troubles »
Depuis le début des années 1980, une nouvelle conception de l’enfant tente
de s’imposer, centrée sur la notion de trouble, si bien que l’on pourrait parler
de la fabrique d’un « enfant du trouble ». La désignation de différents
« troubles » pour caractériser les difficultés enfantines, issue du système
classificatoire nord-américain (DSM), a introduit un nouveau paradigme qui
retentit sur la subjectivité de chaque enfant et de chaque adolescent, sans
épargner les adultes. Ces appellations interrogent en effet, tant les réalités
cliniques observées que le statut actuel de l’enfant et ses paradoxes, du
point de vue juridique aussi bien que social.
D’une part, le 20/11/1989, la CIDE (Convention internationale des droits de
l’enfant) a été adoptée par tous les pays du monde, à l’exception de la
Somalie et des États-Unis92. Ses droits fondamentaux protègent donc l’enfant
sur les plans civil, économique, politique, social et culturel. Il s’en est suivi une
nouvelle considération pour sa personne, ses aspirations, ses besoins de santé,
son bien-être. De surcroît, certains impératifs sont à respecter désormais en
matière de socialisation, d’éducation, de pédagogie, ainsi que dans
l’ordonnancement et l’organisation des familles, si hétérogènes soient-elles
(traditionnelles, homoparentales, monoparentales, recomposées).
Mais d’autre part, cette tendance à spécifier et à valoriser son statut juridique
en tant que personne et sujet de droit commence à engendrer différents
excès. D’abord, elle renforce la propension actuelle à traiter et à systématiser
la prise en charge de chaque enfant comme « enfant-type », enfant
« normé » selon les standards scientifiques actuels, aussi bien neurobiologiques
que statistiques. Ensuite, devenu l’objet d’enjeux culturels, éthiques,
idéologiques, publicitaires, consuméristes et financiers, l’enfant lui-même se
trouve pris au piège de l’idéal social ambiant, au détriment de la singularité
et de l’originalité de sa propre enfance. Enfin, à vouloir préciser toujours plus
92 http://www.numeros-aide-enfance.fr/connaitre-la-convention-internationale-des-droits-delenfant/
39
ses droits, la société rapproche peu à peu l’enfant du statut de citoyen
ordinaire, oubliant l’immaturité naturelle de cette période de la vie.
Ce paradoxe occupe la pratique quotidienne des cliniciens de l’enfant et
des professionnels qui en ont institutionnellement la charge : éducateurs,
enseignants, intervenants du domaine judiciaire, etc. Tout en présentant
régulièrement l’enfant comme victime d’abus ou de « troubles » divers, on
exige parallèlement de lui toujours plus de responsabilités. Les débats actuels
sur l’âge légal de la responsabilité pénale de l’adolescent ou de la maturité
juridique sexuelle, témoignent bien des difficultés à prendre en compte et à
respecter la temporalité logique de l’enfance et de l’adolescence. Un
groupe de travail, mis en place en mars 2017 par Laurence Rossignol, ministre
des Familles, a toutefois été chargé de renforcer la protection des mineurs
concernant les sites pornographiques. Mais, malgré le vote récent d’une loi
qui renforce la répression de la publication d’images à caractère sexuel, il est
frappant de constater l’embarras du législateur pour limiter efficacement la
confrontation massive des enfants et des adolescents aux images
pornographiques et violentes. Des études ont pourtant établi clairement à ce
sujet combien de telles images perturbent l’élaboration psychique de la
sexualité93. Et un rapport scientifique rendu public en 2017, réalisé avec le
soutien de la Mission Droit et Justice, en collaboration avec des psychologues
cliniciens et des psychanalystes, montre le rôle de ces images dans la
construction identitaire de certain(e)s jeunes94.
D’une façon générale, comment apprendre à manier la mise à disposition
d’objets de consommation et d’objets technologiques toujours plus
performants, qui entretiennent l’illusion de l’acquisition d’une autonomie
croissante dès le plus jeune âge, comme celle d’une plus grande aptitude à
la maîtrise de l’expression de chacun du fait des réseaux sociaux ?
Saisis par la dynamique qu’engendrent à toutes les générations les mutations
sociales et sociétales contemporaines, les parents eux-mêmes se sentent
dépassés par les effets subjectifs de ces changements. S’ils s’en plaignent et
en ressentent de la souffrance, ils n’en sont pas moins partie prenante,
immergés qu’ils sont dans la circulation des discours ambiants.
Souvent référés à la psychanalyse, les praticiens qui interviennent auprès des
enfants et de leurs familles, alertent régulièrement les pouvoirs publics et
l’ensemble des citoyens sur les indéniables souffrances générées par ces
bouleversements et leurs dérives. Dans leur travail, ils attachent la plus grande
importance à la pluridisciplinarité, à la complémentarité des approches
thérapeutiques, aux avancées neuroscientifiques. Leur démarche s’inscrit
dans les recommandations issues des derniers États généraux de la
pédopsychiatrie qui se sont tenus à Paris, en avril 201495. Ces professionnels de
l’enfance tiennent compte des orientations préconisées par la politique de
Santé mentale. En particulier, ils soutiennent la notion de libre choix des
93 https://www.centre-hubertine-auclert.fr/etude-cybersexisme
94 https://www.unaf.fr/spip.php?article22408. Titre : « Les adolescents face aux images
violentes, sexuelles et haineuses : stratégies, vulnérabilités, remédiations. Comprendre le rôle
des images dans la construction identitaire et les vulnérabilités de certains jeunes ».
95 https://www.fdcmpp.fr/les-etats-generaux-de-la,227.html
40
soignants et la mutualisation des moyens de soins, pour une meilleure synergie
de fonctionnement entre les praticiens qui travaillent au cas par cas. C’est à
ces conditions seulement qu’un climat de confiance entre les personnes
concernées peut s’établir. La confiance demeure la principale garantie pour
l’instauration d’un véritable travail thérapeutique en réseau.
Auparavant, dans les années 2000, deux évènements avaient cependant
remis en question cette confiance. Le premier correspond à la publication
d’un ouvrage de l’INSERM en 2003, intitulé « Troubles mentaux. Dépistage et
prévention chez l’enfant et l’adolescent »96 . En avant-propos, les auteurs
affirment qu’en France, un enfant sur huit (12%) souffre de troubles mentaux.
Ils prophétisent qu’en 2020, ces troubles devraient augmenter de 50%,
comme dans le monde entier. Le second survient en 2005, lors d’une
seconde publication de l’INSERM, intitulée « Trouble des conduites chez
l’enfant et l’adolescent » 97 . Cette expertise collective déclenche de très
nombreuses réactions négatives, en particulier chez les cliniciens de la petite
enfance, mais aussi chez des parents et certains enseignants. Cette
opposition se traduit par une pétition qui rassemble près de 300 000 signatures
et la création d’un collectif de praticiens nommé « Pas de zéro de conduite
pour les enfants de 3 ans »98.
Malgré ces critiques argumentées ainsi que les réserves formulées dans le
rapport lui-même par le Pr Widlöcher, psychanalyste reconnu99, les noms de
ces soi-disant « troubles » sont apparus dans les échanges professionnels, écrits
ou parlés, ainsi que dans le langage courant. La notion même de diagnostic
s’en trouve dépréciée puisque tout un chacun, à partir de ses interprétations
personnelles, se permet d’y recourir. Dès la crèche, en dépit de la complexité
de l’approche clinique de l’enfant (au cas par cas), ces étiquettes
diagnostiques sont distribuées sans précaution. A cette difficulté se rajoutent
les initiatives de certaines institutions comme l’Éducation nationale, qui
encourage ses enseignants à établir des diagnostics, par exemple pour le
TDAH100, en contradiction avec ses propres règlements. Dès la crèche, au
détriment de la complexité de l’approche clinique de l’enfant, ces diagnostics
finissent par s’imposer. Ainsi, en moins de vingt ans, cette terminologie a réussi
à occuper le discours social ambiant, en particulier sous l’influence de groupes
de pression très actifs, comme certaines associations de parents, eux-mêmes
soumis aux impératifs scolaires. Aujourd’hui, cette nouvelle « traque » de
« troubles » chez l’enfant apparaît comme un véritable phénomène social,
observable à travers les différents dispositifs et protocoles désormais imposés
dans de nombreuses institutions. Leur but semble être de réduire les
96 http://www.ipubli.inserm.fr/handle/10608/165
97 http://www.ipubli.inserm.fr/handle/10608/60
98 https://www.lien-social.com/Pas-de-zero-de-conduite-pour-les-enfants-de-trois-ans
99 « On notera toutefois que la question des limites entre le normal et le pathologique n’est pas
clairement envisagée (…). (il est) dommage d’oublier des pratiques empiriques, même si cellesci
n’ont pas encore pu faire la preuve de leur validité quantitative. En référence à mon
expérience clinique, je souhaiterais insister sur la nécessité d’une réflexion collective des
professionnels de santé sur le choix des méthodes psychothérapiques (prescriptives ou
psychodynamiques, individuelles ou collectives) » pp. IX-X.
100 Trouble du déficit d’attention avec ou sans hyperactivité
41
manifestations enfantines à un simple ensemble de signes. Le signe
comportemental étant le plus apparent, il est d’abord isolé (opposition,
attention, agitation, etc.) puis érigé en catégorie : TOP (Trouble oppositionnel
avec provocation) ; TDAH (Trouble déficit d’attention, avec hyperactivité ou
non), etc. Sur ce plan, comment accepter que la richesse et la complexité
cliniques de l’enfant se réduisent à une dizaine de diagnostics101 ?
La notion de désordre ou de trouble, issue du système de classification
américain du DSM102, est employée ici dans le sens de dysfonctionnement,
de déviation par rapport à la norme. Toute manifestation déviante fait l’objet
d’un calcul statistique qui permet de mesurer son écart à la norme, mais aussi
sa déviation vis-à-vis des valeurs idéologiques et morales de la culture nordaméricaine.
Aujourd’hui, c’est donc sur ces bases que repose la
catégorisation en santé mentale. On peut dire que l’enfant du DSM est celui
du déficit et du handicap, qu’il s’agit de médicaliser pour mieux le normaliser.
La cohérence et la validité cliniques des catégories du DSM sont incertaines,
comme le reconnaît l’un de ses principaux artisans, Allen Frances, en
évoquant les risques de sur-diagnostic que comporte la 5ème version103. Pour
les enfants, ce sur-diagnostic aboutit déjà à des phénomènes de fausses
épidémies, accompagnées sur-prescription massive104.
Sur le terrain, cette tentative d’objectivation de l’enfant rend chaque jour son
approche clinique plus difficile, sans repérage de maladie au sens
pédopsychiatrique. De surcroît, elle impose un véritable étiquetage de ses
comportements jugés déviants, processus qui s’accompagne d’une
extension du domaine du handicap. En effet, tout enfant en difficulté à
l’école devient susceptible d’être pourvu d’un dossier MDPH (Maisons
départementales des personnes handicapées), qui incitera son entourage à
« compenser » le soi-disant handicap de l’enfant pour tenter son « inclusion »
éventuelle. Dans ces conditions, l’enfant dont la singularité a été gommée se
réduit à n’être que l’exemple d’une population traitée de façon stéréotypée.
101 Pour mémoire : TSA (troubles du spectre autistique) ; schizophrénies de l’enfant ; troubles
des conduites ; TDAH (trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité) ; TOP (trouble
oppositionnel avec provocation) ; TOC (trouble obsessionnel compulsif) ; syndrome de Gilles
de la Tourette, une rareté sur le plan clinique ; dyspraxies ; dyslexies ; dysorthographies ;
dyscalculies.
102 Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, élaboré par l’Association des
psychiatres américains (APA)
103 Cf. Chap. A – Psychanalyse, scientificité, efficacité, § « Psychiatrie »
104 Une étude française a montré que la prévalence des prescriptions de psychotropes aux
jeunes entre 3 et 18 ans est de 2,2 %. Ce chiffre, établi à partir des données de l’Assurance
Maladie, est équivalent à celui des autres pays européens, excepté pour les
antipsychotiques et les benzodiazépines pour lesquels il est plus élevé. Concernant le
méthylphénidate (Ritaline, Concerta, Quazym), la prescription reste inférieure à celle
constatée aux USA. Cette recherche montre également une tendance à l’utilisation de ces
traitements par « automédication ». Acquaviva E, Legleye S, Auleley GR, Deligne J, Carel D,
Falissard B B. Psychotropic medication in the French child and adolescent population:
prevalence estimation from health insurance data and national self-report survey data. BMC
Psychiatry. 2009 Nov 17;9:72. doi: 10.1186/1471-244X-9-72
42
Ces pratiques s’accompagnent déjà de diagnostics abusifs et de faux positifs
qui embouteillent les consultations, et pénalisent les enfants dont les
authentiques pathologies devraient retenir toute l’attention. Comme dans les
CMP et CMPP, chaque situation particulière devrait être évaluée par des
équipes pluridisciplinaires qui prennent en compte l’enfant en tant que sujet.
Ce type de prise en charge intègre l’environnement mais aussi l’histoire de
l’enfant en souffrance, permettant de distinguer le symptôme pathologique
de la difficulté transitoire105. Sur ce plan, l’autisme soulève des problèmes
nombreux et complexes.
La question de l’autisme
Les reproches adressés aux psychanalystes concernant l’autisme sont à la
mesure du désarroi et des souffrances ressenties par les familles, pour leurs
espoirs déçus. Depuis le début des années 2000, la psychanalyse fait l’objet
d’attaques virulentes, à propos de la prise en charge de l’autisme, jugée
inefficace pour les enfants et culpabilisatrice pour les parents.
Aujourd’hui, il est important de rappeler que les conceptions sur l’autisme se
sont transformées106. Par exemple, il est désormais établi qu’il existe plusieurs
formes cliniques d’autismes, qui appellent des réponses différentes. Les
psychanalystes ont également évolué dans ce domaine, non seulement du
point de vue théorique en renonçant au modèle d’une structure spécifique
de l’autisme, mais également concernant l’approche clinique des personnes
autistes. De plus, ils mettent en oeuvre des recherches de haut niveau,
comme la recherche sur le signe PREAUT concernant les risques d’évolution
autistique chez l’enfant de moins de 12 mois107.
Certaines associations de parents continuent à prendre la psychanalyse pour
cible. A travers leurs critiques, c’est surtout la prise en charge psychiatrique de
l’autisme et l’existence de la réalité psychique qu’elles remettent en question.
Pour leur part, les psychanalystes qui travaillent auprès des autistes ont non
seulement intégré les apports d’autres champs disciplinaires comme le
cognitivisme, les neurosciences ou la génétique108, mais ils travaillent en lien
avec d’autres professionnels et bien sûr avec les parents109. Cette conception
renouvelée de l’autisme se manifeste dans les travaux de la CIPPA
(Coordination Internationale entre Psychothérapeutes Psychanalystes
s’occupant de personnes avec Autisme)110, fondée par Geneviève Haag,
spécialiste française de la psychanalyse des enfants autistes111.
105 Cf. Chap. B – Psychanalyse et pratique institutionnelle, § « Autres évaluations »
106 Cf. Chap. D – Psychanalyse et Culture, « La réalité psychique, condition de la souffrance
psychique »
107 Olliac B, Crespin G, Laznik M-C, Cherif Idrissi El Ganouni O, Sarradet J-L, Bauby C, et al.
(2017) Infant and dyadic assessment in early community-based screening for autism
spectrum disorder with the PREAUT grid. PLoS ONE 12(12).
http://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0188831
108 Ribas D. (2004), Controverses sur l’autisme et témoignages, PUF
109 http://cerep-phymentin.org/
110 http://old.psynem.org/Hebergement/Cippa
111Haag G. (2018), Le Moi corporel, Autisme et développement, PUF
43
Des thérapeutes de formation analytique, aujourd’hui présents dans la prise
en charge des personnes autistes, travaillent dans les diverses institutions
d’accueil aux côtés des parents et des autres professionnels, orthophonistes,
psychomotriciens, éducateurs spécialisés et pédagogues. Ils soutiennent les
projets d’inclusion en milieu ordinaire, au sein de l’école en particulier lorsque
c’est devenu possible.
Ainsi, à côté et en complément d’autres approches qui se sont développées
avec d’autres références, les psychanalystes ont élaboré des savoirs et des
pratiques efficaces dans le traitement de difficultés autistiques, comme les
angoisses autistiques, la construction de l’image du corps, les entraves à
l’émergence du langage et le développement des relations interhumaines et
sociales. Ce savoir-faire psychanalytique est désormais revendiqué
publiquement par des praticiens hospitaliers qui le mettent en oeuvre au
quotidien, comme Bernard Golse112.
Contribution des psychanalystes aux moments-clef de l’histoire du sujet
Certaines étapes de l’existence exposent parfois le sujet à d’intenses
souffrances psychiques, en particulier aux étapes de construction de son
identité. La présence et l’intervention de psychanalystes à ces occasions
favorisent le plus souvent un passage mieux élaboré et une souffrance
allégée parce que partagée.
Depuis des années, dans le domaine de la périnatalité, définie comme la
phase qui précède et accompagne l’accouchement, les psychanalystes
donnent régulièrement la preuve de l’aide qu’apporte leur écoute aux
intéressées comme à leur entourage. On trouve par exemple dans les travaux
de Monique Bydlowski113 le détail d’un apport psychanalytique en maternité,
à l’hôpital public114. Dans le domaine plus large de l’enfance, les recherches
de Sophie Marinopoulos font régulièrement l’objet de publications de qualité.
L’intérêt qu’elle porte au phénomène du déni de grossesse permet
également de mieux accéder à l’univers opaque des mères infanticides, très
peu étudié par ailleurs115.
D’une façon générale, la place et l’investissement des psychanalystes dans
ce secteur sont mal connus, malgré leurs efforts réguliers pour rendre compte
de leur travail116. La clinique subtile des pédiatres de la néonatalogie auprès
des nouveau-nés117, justifie un travail en lien avec celui d’autres équipes qui
abordent la question du psychisme de la mère. La création des unités
hospitalières « mère-bébés » révèle la prise de conscience des pouvoirs
publics, de leur responsabilité de rendre opérationnel l’aphorisme de
112 Golse B. (2013), Mon combat pour les enfants autistes, Paris, Odile Jacob
113 Directeur honoraire à l’INSERM, responsable du Laboratoire de Recherche de la Maternité
Cochin-Port Royal (Pr. D. Cabrol), Hôpital Tarnier, Paris
114 Bydlowski M. (2010), Je rêve un enfant : l’expérience intérieure de la maternité, Odile
Jacob ; Bydlowski M. (2008), La dette de vie. Itinéraire psychanalytique de la maternité, PUF
115 Marinopoulos S. (2008), La vie ordinaire d’une mère meurtrière, Fayard ; Marinopoulos S.
(2013), Dites-moi à quoi il joue, je vous dirai comment il va, Fayard.
116 Darchis E. (2016), Clinique familiale de la périnatalité: Du temps de la grossesse aux
premiers liens, Dunod.
117 Simon A. (2017), La psy qui murmurait à l’oreille des bébés, Dunod
44
Winnicott : un bébé tout seul, ça n’existe pas118. Au niveau local, cette prise
de conscience s’est traduite par exemple en 2013 par la création, à l’hôpital
Necker-Enfants malades (AP-HP), du pôle mère-enfant Laennec. En 2017, des
« Journées Européennes des unités Mère-Bébé » ont été organisées à
l’initiative du GHT (Groupement Hospitalier de Territoire Paris Psychiatrie &
Neurosciences). L’objectif de ces journées, à la fois théorique et pratique,
était de rassembler « différentes thématiques autour de la naissance,
abordées dans la diversité des approches développementales,
psychanalytiques et systémiques »119.
L’apprentissage scolaire est une phase décisive du développement de
l’enfant, qui fait également l’objet de toute l’attention des psychanalystes
d’enfants, en raison des souffrances psychologiques qu’il peut déclencher.
Pour leur part, les enseignants savent bien sûr repérer les difficultés d’un
enfant, par exemple au moment de l’apprentissage de la lecture et de
l’écriture. Mais ils savent aussi déceler les difficultés de certains enfants à se
familiariser avec ceux qui sont trop différents d’eux, ou à se confronter à une
langue différente de celle parlée dans leur famille. Pour le psychanalyste, le
principal enjeu de la scolarisation est la confrontation de l’enfant à de
nouvelles règles symboliques. Ces règles exigent la mise en forme d’un savoir
intime et peuvent être ressenties comme la mise en danger du savoir intime
préalable de l’enfant, témoin de son histoire personnelle120. Pédagogues et
psychanalystes mobilisent des méthodes et des outils différents, mais les uns et
les autres oeuvrent dans l’intérêt de l’enfant, au même titre que tous les
intervenants qui, aux côtés des enseignants, l’aident à résoudre ses difficultés
scolaires : orthophonistes, rééducateurs, psychomotriciens, etc.
Enfin, chacun sait que l’adolescence confronte le monde adulte à une mise
en cause de son autorité, puisque l’émergence de la sexualité génitale
impose à chacun de trouver une solution singulière sans pouvoir recourir à un
modèle. Ce phénomène est bien documenté par les psychanalystes qui
travaillent avec des adolescents121,122, mais aussi par des praticiens d’autres
courants théoriques 123 , 124 . Dans les situations difficiles traversées par les
adolescents, le psychanalyste peut représenter un recours éthique. Aux
proches du jeune : parents, médecins, enseignants, éducateurs, infirmiers
scolaires, il apporte une forme d’assurance leur permettant de tenir leur
position symbolique. Sur ce plan, les psychanalystes mènent des recherches,
partagées et rendues publiques, à l’aide de sociétés savantes comme la
SEPEA125, d’ouvrages personnels126,127 ou collectifs128, de revues129,130, ou de
manifestations scientifiques131,132.
118 http://www.marce-francophone.fr/unites-mere-enfant-umb.html
119 http://www.ght-paris.com/fr/2017/05/05/journees-europeennes-unites-mere-bebe/
120 Berges J., Berges-Bounes, Calmettes-Jean S. (2003), Que nous apprennent les enfants qui
n’apprennent pas ?, Journal Français de Psychiatrie, Erès
121 Gutton P. (2013), Le pubertaire, PUF
122 André J. (2015), La psychanalyse de l’adolescent existe-t-elle ?, PUF
123 Marcelli D. (2009), Il est permis d’obéir. L’obéissance n’est pas la soumission, Albin Michel
124 Lesourd S. (2009), Adolescence, rencontre du féminin, Erès
125 Membre de l’IPA
126 Houssier F. (2013), Meurtres dans la famille, Dunod
45
3) PRECONISATIONS ET PRATIQUES INNOVANTES
Résumé : Régulièrement engagés au plus près des réalités cliniques de
l’enfance et de l’adolescence, les psychanalystes témoignent des attentes
des enfants, des adolescents et de leurs parents à leur égard, afin d’être
écoutés et entendus, au cas par cas, sur leurs questions singulières, leurs
difficultés et leurs souffrances psychiques. Ils sont également engagés sur le
terrain du lien social, là où sont questionnés l’accueil et la place de l’enfant,
qu’il s’agisse de son éducation ou des lieux de soins où il lui arrive d’être pris
en charge. A partir de cet engagement et des préoccupations décrites plus
haut, plusieurs préconisations peuvent être formulées pour lutter contre le
surdiagnostic et les surprescriptions médicamenteuses. Leur mise en oeuvre
permettront d’adopter des mesures en faveur du libre choix des modes de
traitement, et de garantir la pluralité des formations et de la recherche.
Surdiagnostic et fausses prédictions
Le phénomène se développe depuis une trentaine d’années, principalement
en raison du recours de plus en plus fréquent au DSM133. Les diagnostics
proposés avec cet outil ne permettent pas d’établir une distinction claire
entre, d’un côté, d’authentiques conduites pathologiques, et de l’autre des
manifestations enfantines et juvéniles réactionnelles, ou liées aux crises
ordinaires de cette période de la vie (Cf. plus haut § « Etat des lieux »).
La CFTMEA (Classification française de troubles mentaux de l’enfance et de
l’adolescence), souvent plébiscitée par les pédopsychiatres, se révèle plus
précise sur le plan clinique et psychodynamique. Contrairement au DSM, elle
permet de coder les facteurs environnementaux et comprend un
transcodage avec la CIM (la classification internationale de l’OMS). Son
usage devrait être officiellement maintenu et permettre l’étude des
évolutions épidémiologiques. En effet, elle a servi à de précédentes enquêtes
nationales134.
127 Balier C. (2014), Psychanalyse de comportements violents, PUF
128 Gori R., Hoffmann C., Houbballah A. (2001), Pourquoi la violence des adolescents ? Voix
croisées entre Occident et Orient, Erès
129 Le Bachelier, revue d’orientation lacanienne, fondée en 2000, entre autres par JJ Rassial et
O Douville. https://www.cairn.info/collection.php?ID_REVUE=ERES_BACHE
130 Revue « Adolescence », http://revueadolescence.fr/
Berger M. & al. (2017), Comment comprendre la violence des adolescents délinquants,
Filigrane Écoutes psychanalytiques, « La terreur des enfants », Volume 26, Numéro 1, 2017
131 Colloque « Cliniques psychiatriques de la violence à l’adolescence », mars 2018, Université
Paris Diderot, UFR Etudes psychanalytiques
132 Colloques d’ARCAD (Association de recherches sur l’adolescence). « Trajectoire(s) de la
haine à l’adolescence », 26 et 27 juin 2015 ; « Première séance. Cinéma, adolescence et
psychanalyse », 23 et 24 mars 2018. http://arcad33.fr/blog/?page_id=10
133 Cf. Chap. B – Psychanalyse et pratique institutionnelle, § « Divergence de conceptions et
de méthodes »
134 https://www.onpe.gouv.fr/appel-offre/enquete-nationale-sur-enfants-et-adolescentssuivis-
dans-cmpp-20-janvier-au-2-fevrier
46
Contrairement aux symptômes des pathologies somatiques dont les critères
biologiques sont quantifiables, les troubles comportementaux présentés par
l’enfant ne peuvent être ramenés à un simple diagnostic.
En cas de diagnostic établi pour raison réglementaire, il devrait être fondé sur
une clinique précise, instruite par l’observation et l’écoute de l’enfant et de
ses proches, mis en oeuvre par des professionnels compétents, dans une
temporalité précise, tenant compte de l’ensemble des réalités qui entourent
l’enfant. Par ailleurs, la valeur de la démarche diagnostique venant de
l’orientation de la conduite thérapeutique qu’elle autorise, elle devrait être
associée d’emblée à l’instauration d’une prise en charge de l’enfant et de
l’accompagnement de sa famille.
Enfin, pour le jeune enfant, toute prédiction précoce devrait être supprimée.
En effet, il s’agit d’une parole qui s’appuie davantage sur des préjugés que
sur des connaissances. Si elle est préjudiciable, c’est à la fois pour le risque
de faux positif et d’auto-prédictivité ainsi que l’état de transformation
permanente de l’enfant, mais c’est aussi la singularité irréductible de chaque
enfant qui empêche d’en fixer le destin par avance.
Prescriptions et surprescriptions de psychotropes aux enfants
En accord avec différentes recommandations de l’OMS et de l’ANSM, les
psychanalystes remettent en question la prescription de psychotropes aux
enfants. Ils considèrent qu’à terme, cette pratique entraîne nécessairement
des pratiques de surprescription, comme aux États-Unis où les chiffres dans ce
domaine sont de plus en plus inquiétants. Indépendamment de leur aspect
économique et des dépenses qu’elles occasionnent 135 , ces prescriptions
destinées aux enfants présentent de graves inconvénients. Tout d’abord,
comme pour la plupart des substances psychoactives, elles s’accompagnent
d’usages détournés et des trafics habituels. Ensuite, les données scientifiques
sur les effets indésirables à long terme et les rapports bénéfices/risques sont
insuffisantes, ce qui nécessite d’alimenter les recommandations de prudence
135 En juin 2018, la CNAM (Caisse nationale d’assurance maladie) publie un rapport intitulé
« Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses ». Ce rapport souligne le
« poids important de la santé mentale » qui représente 14,5 % des dépenses totales de
l’assurance-maladie. En 2016, ces dépenses se sont élevées à 19,8 milliards d’euros pour
7 millions de personnes (plus d’un Français sur 10), sans distinction d’âge, dont 2 millions
souffrent de troubles névrotiques ou de l’humeur ou de troubles psychotiques. 5 millions de
personnes supplémentaires suivent un traitement chronique par psychotropes
(antidépresseurs/ médicaments régulateurs de l’humeur ou anxiolytiques), pour un coût de
5,3 milliards d’euros (p. 12-13).
https://www.ameli.fr/l-assurance-maladie/statistiques-et-publications/rapports-etperiodiques/
rapports-charges-produits-de-l-assurance-maladie/rapports-charges-et-produitspour-
2018-et-2019/rapport-charges-et-produits-pour-l-annee-2019.php
47
dans leur consommation à cet âge136. Enfin, les psychanalystes font observer
que la fonction de ces substances n’est pas la rectification de quelconques
dysfonctionnements ou déficits (comme peut l’être l’insuline pour le diabète),
mais correspondent à celle des drogues, qui modifient le fonctionnement
cérébral et psychique, avec les possibles phénomènes de dépendance que
l’on connaît. Pour ces raisons, elles ne devraient être réservées qu’à des
indications extrêmement précises, après que toutes les mesures
thérapeutiques alternatives, éducatives, pédagogiques et sociales ont été
mises en oeuvre.
Libre choix des soins qui conviennent à l’enfant
Tout enfant, adolescent, et sa famille, dans un délai raisonnable, doit pouvoir
s’adresser à une structure de proximité où, parmi les différents membres
d’équipes pluridisciplinaires, ils pourront rencontrer s’ils le souhaitent des
professionnels de l’écoute formés à la psychanalyse. Les enfants et les
parents doivent pouvoir choisir les thérapeutiques et les méthodes de soins
qui les concernent, adaptées au cas par cas. Dans ce but, les psychanalystes
signataires de ce rapport préconisent que les formations dispensées aux futurs
praticiens, en médecine, en psychologie, mais aussi dans les autres corps
professionnels, paramédicaux, éducatifs et pédagogiques, maintiennent un
haut niveau de connaissances du corpus psychanalytique. Cet apport
humaniste fournit depuis des décennies les outils qui permettent de penser et
de comprendre le développement psychique et les manifestations psychopathologiques.
Ces outils donnent aussi accès à la subtilité des relations
psychothérapeutiques, y compris leur dimension transférentielle.
Enfin, pour l’avancée des connaissances dans un domaine aussi complexe, il
importe que la pluralité des recherches soit garantie, en particulier dans le
vaste domaine de la recherche clinique.
136 Les auteurs d’une récente étude sur les antidépresseurs prescrits à des enfants de 9 à 18
ans, notent que la prise de venlafaxine est associée à un risque accru de tentatives ou de
pensées suicidaires, même si « le risque suicidaire provoqué par les médicaments n’est pas
clair, en raison d’un manque de données fiables ». Ce manque de fiabilité tient au
financement, de 65% des études incluses dans cette méta-analyse par les laboratoires
pharmaceutiques, qui auraient intérêt à minimiser ces effets indésirables. Cipriani & al. (2016),
Comparative efficacy and tolerability of antidepressants for major depressive disorder in
children and adolescents: a network meta-analysis, The Lancet, Volume 388, No. 10047,
pp. 881–890, 27 August 2016.
48
D – PSYCHANALYSE ET CULTURE
1) HISTORIQUE
Résumé : Pour son fondateur, la psychanalyse a partie liée avec la culture et
cette idée accompagnera toutes les étapes de sa construction. Si Freud
désire étudier l’esprit humain et ce qu’il produit d’aliénant, il se passionne
aussi pour ce qu’il crée de plus émancipateur. La philosophie nourrit ses
études autant que la psychiatrie. L’inventivité des pensées inconscientes
s’observe pour lui dans les rêves mais aussi dans les délires, dans les oeuvres
d’art comme dans l’organisation sociale des peuples primitifs. Si la
psychanalyse considère l’édification de la culture comme le prix à payer
pour sortir de l’animalité, elle rend désormais attentif au risque qui la guette :
la régression.
Généralités
Les rapports entre « psychanalyse » et « culture » sont à envisager sous
plusieurs angles, avec un premier effort de définition. Claude Lévi-Strauss
explique qu’une société se déploie sur deux dimensions : 1/ la civilisation
(agriculture, industrie, production, consommation, etc.) ; 2/ la culture
(création artistique, spiritualité, éthique, vie de l’esprit, connaissances, etc.).
Mais qu’en est-il pour nos sociétés, marquées par l’ambigüité du statut de la
science qui, inséparable de la technique, se tient à l’intersection des deux
sphères ? En cela, le présent chapitre intitulé « Psychanalyse et culture » est
solidaire du chapitre « Psychanalyse et scientificité » de ce rapport.
Admettre que la psychanalyse entretient avec la culture des échanges
réguliers est conforme à l’une des missions voulue par son fondateur. Car
l’ambition de Freud de contribuer à une généalogie de la culture émancipe
de facto la psychanalyse du seul registre de la psychopathologie. A ce titre,
elle puise implicitement aux sources de l’Eloge de la Folie d’Érasme. La
psychanalyse reste bien le nom d’une méthode d’accueil et de traitement
de la souffrance psychique, mais elle est aussi, comme toute psychologie
individuelle, une psychologie sociale.
La formation du psychanalyste
L’étendue de la formation de Freud et son goût pour les disciplines autres que
la neurologie, la psychologie et la psychiatrie est bien connue. En particulier
dans ce dernier domaine, ses connaissances étaient considérables. En effet,
au delà des travaux de psychiatres allemands comme Kraft Ebbing,
Kraepelin, Bleuler, Binswanger, etc., il lisait ceux des psychiatres français
comme Morel et bien sûr, Charcot. De surcroît, pendant ses études
médicales à Vienne, il enrichit de lui-même les enseignements de neurologie
et de médecine en se rendant à d’autre cours devenus facultatifs : celui du
philosophe Franz Brentano, celui du théoricien de la psychologie des peuples
Wilhelm Wundt, ou encore, à travers l’intérêt qu’il portait à l’aphasie, aux
sciences du langage balbutiantes. Cette inlassable curiosité intellectuelle de
Freud explique en partie l’ampleur du programme à partir duquel il voulait
former les psychanalystes, exigeant d’eux des connaissances solides en
psychopathologie, en anthropologie, en sciences religieuses et en philologie.
49
L’attention portée aux situations sociales et politiques
Il serait abusif de réduire l’insatiable curiosité de Freud pour la culture à un
simple divertissement d’érudit. En réalité, son ambition était de rester à
l’écoute des situations sociales et politiques de son époque. Pour lui comme
pour certains de ces disciples, il s’agissait de défendre une ambition :
appliquer une lecture psychanalytique à certains aspects de la civilisation
contemporaine, en particulier ce qui concerne les modes d’organisation de
la sexualité, du point de vue individuel mais aussi universel. Si la morale
sexuelle civilisée impose des sacrifices, il revient au psychanalyste de se
prononcer sur leur « coût psychique », à partir du travail de culture interne
propre à la vie psychique de chacun. Cette réflexion de Freud sur la culture
est marquée par de nombreux désenchantements. Avec la Première Guerre
mondiale, il ressent que tous les raffinements et les idéaux de la civilisation
peuvent être réduits à rien, ou presque. Constatant comme Paul Valéry que
désormais, les civilisations savent qu’elles sont mortelles, il écrit en 1929 : « Le
développement de la culture doit être qualifié sans détour de combat vital
de l’espèce humaine »137.
Ouverture à l’anthropologie
Comment les thèses freudiennes ont-elles été reçues ? Dès les années 1920,
le terme de « complexe oedipien » fut pris dans une telle ambigüité qu’il
cristallisa les malentendus entre psychanalyse et anthropologie, en particulier
ce qui concerne son universalité. Au milieu des années 1920, des débats
s’engagèrent entre l’anthropologue Bronislaw Malinowski et le psychanalyste
Ernest Jones, et se prolongèrent par les explorations de terrain du
psychanalyste et anthropologue Geza Roheim. En allant vers ces sociétés du
lointain à rationalité traditionnelle, les anthropologues qui ont succédé à
Malinowski ont rencontré des sociétés aux moeurs éducatives méconnues. Les
constellations familiales observées alors étaient toutes différentes de la famille
occidentale nucléaire ou conjugale. De plus, comme Claude Lévi-Strauss l’a
souvent souligné, hommes et femmes se repèrent dans ces sociétés en
fonction d’autres mythes que le mythe oedipien. On sait bien sûr que pour
enfanter, il faut des géniteurs et que la différence des sexes est la condition
de la différence des générations. Pour autant, ces sociétés ne cherchent pas
toutes à célébrer, voire à sauver, le père de famille et la famille conjugale. En
Afrique, les époux Ortigues ont abordé ce point dans un ouvrage célèbre qui
défend la thèse selon laquelle la référence de l’enfant à ses géniteurs, père
et mère, est indépendante de son système familial, patrilinéaire ou
matrilinéaire 138.
L’enjeu pour les psychanalystes est bien de situer les pensées inconscientes,
et donc le pulsionnel, à l’intérieur des différentes formes que prennent le lien
social et les institutions. Aborder la question fondamentale du don, c’est
aborder aussi celle de l’échange et du partage. En ce sens, si l’anthropologie
137 Freud S. (1930), Malaise dans la culture, PUF, coll. Quadrige, 1998
138 Ortigues MC. & E. (1967), OEdipe Africain, L’Harmattan
50
et la sociologie contribuent à changer le monde en le rendant plus
intelligible, la psychanalyse y contribue elle-même en ouvrant les modes
d’inscription du désir et de l’interdit dans des configurations familiales plus
éparses et plus souples.
L’invention anthropologique et l’invention psychanalytique ont ainsi
longtemps cheminé ensemble, non sans provoquer des désaccords, des
incompréhensions et des malentendus. Quant à l’influence du structuralisme
de Lévi-Strauss sur la pensée lacanienne, elle est indéniable. C’est d’ailleurs
avec les outils lévistraussiens qui permettent l’analogie entre « mythe » et
« complexe » que Lacan a entrepris de relire les cas emblématiques de Freud.
Dialogue avec les oeuvres culturelles
Avec Totem et tabou, l’anthropologie apparaît bien comme le champ
transdisciplinaire, que les propositions de la psychanalyse font évoluer encore
aujourd’hui 139 . Mais au cours du siècle dernier, la psychanalyse a
régulièrement marqué de son empreinte d’autres pans de la culture. L’intérêt
porté par Freud à la Méditerranée et à l’Italie est bien établi140. Aussi a-t-il
témoigné à plusieurs reprises de son désir de croiser sa découverte de la vie
inconsciente avec certaines oeuvres de la Renaissance. C’est le cas de son
célèbre texte, « Le Moïse de Michel-Ange »141, où il se propose d’inscrire son
analyse dans la série des interprétations suscitées par cette sculpture
admirable depuis plus de 500 ans142. En revanche, le cinéma naissant suscite
sa méfiance et le premier film qui porte à l’écran les effets d’une cure
psychanalytique sera soutenu par deux autres psychanalystes que lui,
K. Abraham et H. Sachs 143 . Pourtant, la psychanalyse ne cessera plus
d’inspirer le monde du cinéma, aussi bien ses maîtres incontestés,
Hitchcock144, John Huston145, Samuel Fuller146, etc., que leurs successeurs du
21ème siècle, Benoit Jacquot147, David Cronenberg148, Arnaud Desplechin149,
Fanny Ardant150, Manele Labidi151, etc. Par ailleurs, on ne compte plus les
auteurs qui, dans tous les secteurs artistiques, ont publiquement décrit
l’impact déterminant de leur démarche psychanalytique sur leur inspiration.
139 Lucas G. (2015), The vicissitudes of totemism – One hundred years after Totem and Taboo,
London, Kamac, 286 pp.
140 Freud S. (2005), Notre coeur tend vers le Sud, Fayard
141 Freud S. (1914), Le Moïse de Michel-Ange, in L’inquiétante étrangeté et autres essais,
Gallimard, 1985
142 Le texte commence par cette phrase : « Je précise au préalable qu’en matière d’art, je
ne suis pas un connaisseur mais un profane » (op. cit. p. 87).
143 George Wilhelm Pabst, Geheimnisse einer Seele (Les Mystères d’une âme), 1926
https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2007-1-page-249.htm
144 La maison du Dr. Edwards (1945), Pas de Printemps pour Marnie (1964), Vertigo (1958)
145 Freud, passion secrète (1962)
146 Shock Corridor (1963)
147 Princesse Marie (2004)
148 A Dangerous Method (2011)
149 Jimmy P. Psychothérapie d’un indien des plaines (2013)
150 Le divan de Staline (2017)
151 Un divan à Tunis (2020)
51
En littérature, Freud a noué de profondes relations avec plusieurs écrivains152 :
Arthur Schnitzler, Romain Rolland, Thomas Mann, etc. Parmi eux, Stefan Zweig
lui a consacré un livre et prononcé son éloge funèbre en 1939153.
Perspectives internationales
Il convient d’ouvrir également une perspective qui soit davantage
internationale. Car c’est aussi grâce à la culture et à la littérature que la
psychanalyse s’est implantée dans de très nombreux pays. En Argentine par
exemple, un morceau de tango porte le nom de « villa Freud »154. Au Brésil,
lancé en 1920 par le poète et dramaturge Oswald de Andrade, le quasisurréaliste
« mouvement anthropophagique » qui préfère l’appropriation des
cultures étrangères à leur rejet, décide de mêler entre elles, littérature,
psychanalyse et anthropologie.
Dans les cercles lettrés japonais, c’est encore la littérature qui permet à la
psychanalyse de se faire connaître, via le plus connu des écrivains de l’ère
Meiji, Ogai Mori, que les thèses de Freud sur la sexualité intéressent dès 1902.
Ces thèses, à partir des années 1920, sont également lues et commentées
par les intellectuels chinois, en particulier le grand écrivain Lu Xun. En Iran,
c’est presque en contrebande que l’on commence à parler de
psychanalyse en 1934, quand paraissent les textes de Bozorg Alavi, un
homme politique et linguiste inspiré par les travaux de Freud.
Parmi les mouvements intellectuels européens de l’entre-deux guerres, peu
résisteront à la tentation d’un dialogue avec la psychanalyse. En témoigne le
numéro spécial de la revue littéraire belge, Le disque vert, paru en 1924 et
entièrement consacré à Freud.
Littérature et psychanalyse
Loin d’assécher l’inspiration littéraire engendrée par l’hypothèse de
l’inconscient freudien, les deux guerres mondiales qui se sont succédées au
20ème siècle semblent au contraire l’avoir aiguillonnée, voire galvanisée.
Rendre compte de ce phénomène dans le présent rapport exclut à nouveau
toute tentative d’exhaustivité. A partir de trois modes d’écriture différents
(essais, récit de cure, romans), on trouvera ci-dessous une liste de titres -pris
au hasard entre les années 1970 et aujourd’hui- qui montrent à quel point la
créativité littéraire, irriguée par la référence psychanalytique, est loin de se
tarir.
Essais
Bellemin-Noël J. (1978), Psychanalyse et littérature, PUF, 2002.
Kristeva J. (1999-2003), Le génie au féminin. T.I Hannah Arendt, T. II Mélanie
Klein, T. III Colette, Fayard
Tisseron S. (2000), Tintin chez le psychanalyste, Aubier Montaigne
152 Gomez Mango E., Pontalis J-B, (2012), Freud avec les écrivains, Gallimard
153 Zweig S. (1932), Sigmund Freud : La guérison par l’esprit, Livre de poche, 2010
154 http://www.villafreud.com/trailer
52
Bayard P. (2004), Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?, Éditions
de Minuit
Mc Dougall, J. (2008), L’artiste et le psychanalyste, PUF
André J. (2018), L’inconscient est politiquement incorrect, Stock
Récits de cure
Weyergans F. (1973), Le pitre, Gallimard
Cardinal M. (1977), Les mots pour le dire, Livre de poche
Perec G. (1986), Les lieux d’une ruse, in Penser Classer, Hachette
Rey P. (2009), Une saison chez Lacan, Points
De Montclos V. (2016), Leur patient préféré : 17 histoires extraordinaires de
psychanalystes, Stock
Hachet P. (2016), La terreur en héritage. L’attaque de panique sur le divan,
L’Harmattan
Betrisey JC (2018), Louis Kahn sur le divan du psychanalyste, Collection du Divan
Romans et autofictions
Italo Svevo (1973), La Conscience de Zeno, Gallimard
Camon F. (1984), La maladie humaine, Gallimard, Folio
Chapsal M. (1992), Le retour du bonheur, Le livre de poche
Benacquista T. (2000), La boîte noire et autres nouvelles, Gallimard
Kaplan L. (2001), Le Psychanalyste, Gallimard 2001
Pontalis JB (2004), Le dormeur éveillé, Mercure de France
Orban C. (2005), Deux fois par semaines, Albin Michel
Yalom Irvin D. (2006), Mensonges sur le divan, Livre de Poche
Nathan T. (2006), Mon patient Sigmund Freud, Perrin
Henry Bauchau (2006), L’enfant bleu, Actes Sud (08/02/2006)
William Boyd W. (2012), L’attente de l’aube, Le Seuil
Philippe Sollers (2018), Centre, Gallimard
Et le 4 juin 2018, soit quatre-vingt ans jour pour jour après la halte de Sigmund
Freud à Paris sur le chemin de l’exil, une statue à son effigie vient d’être
dévoilée à l’université de Vienne, en reconnaissance envers l’ensemble de
son oeuvre155.
155 http://www.ipa.world/IPA/en/News/News_articles_reviews/freud_returns.aspx
53
2) ÉTAT DES LIEUX
Résumé : Au cours du siècle dernier, la psychanalyse est devenue, avec la
notion d’inconscient, une référence majeure dans la culture, largement
relayée par les médias. Parfois même dénoncée comme hégémonique dans
certains domaines, la psychanalyse connaît actuellement un repli, au profit
de nouvelles disciplines comme les sciences cognitives. Cette situation
nouvelle incite les psychanalystes à renouveler leur approche des
phénomènes sociaux et culturels contemporains et à poursuivre, sur un mode
différent, leur participation au travail de civilisation.
Le 20ème siècle a parfois été désigné comme le siècle de Freud156, tant la
psychanalyse s’est diffusée considérablement durant cette période, dans
toute la culture occidentale. Cette diffusion répondait à un voeu de son
fondateur, qui souhaitait faire bénéficier la société des avancées de la
psychanalyse, sans les limiter au champ de la psychopathologie. C’est ce
qu’il écrit dès 1919 : « La psychanalyse revendique l’intérêt d’autres que les
psychiatres, dans la mesure où elle effleure différents domaines de savoir et
établit des relations inattendues entre celles-ci et la pathologie de la vie
psychique » 157 . Si Freud prônait l’inscription de la psychanalyse dans la
démarche scientifique, il n’en réclamait pas moins son extraterritorialité par
rapport à ses deux disciplines voisines : la médecine et la psychologie. Il s’est
ainsi lancé à plusieurs reprises dans l’application de la méthode analytique à
l’étude de différentes oeuvres d’art (La Gradiva de Jenssen158 ; le Moïse de
Michel-Ange159, etc.), faisant de la psychanalyse un outil de réflexion sur les
processus culturels160. Après la seconde guerre mondiale, la psychanalyse a
d’ailleurs pris une place considérable dans la culture européenne, et même
mondiale. Et en France, dans les années 1970, si la psychanalyse a exercé
une influence aussi importante dans l’éducation et dans les médias, c’est
grâce à la très large diffusion des oeuvres freudiennes traduites en français,
mais aussi grâce aux émissions radio de Françoise Dolto qui ont obtenu des
audiences tout à fait considérables161.
Aujourd’hui en revanche, l’influence psychanalytique est en recul, les uns
affirmant que la psychanalyse est passée de mode, les autres qu’elle est
historiquement datée. Dans le champ de la santé mentale en particulier,
certain soutiennent même que sa régression est irréversible. Mais qu’en est-il
dans un autre domaine, celui des médias et de la culture ? Quelques
exemples permettent de répondre à cette question.
156 Zaretsky E. (2008), Le siècle de Freud. Une histoire sociale et culturelle de la psychanalyse,
Albin Michel
157 Freud. S. (1913), L’intérêt de la psychanalyse, in Résultats, Idées, Problèmes, PUF, 1987
158 Freud S. (1907), Délires et rêves dans la Gradiva de W. Jenssen Paris, Gallimard, 1991
159 Freud S. (1914), Le Moïse de Michel-Ange, in L’inquiétante étrangeté, Gallimard, 1985
160 Freud S. (1930), Le Malaise dans la culture, PUF, 1995
161 Dolto F. (1976, 1978), Lorsque l’enfant paraît, T1 & T2, Seuil
54
Du langage quotidien aux médias grand public
Les mots et expressions issus de la psychanalyse sont de plus en plus présents
dans le langage courant. Cette présence du vocabulaire psychanalytique
dans les conversations quotidiennes témoigne d’une assimilation croissante
des concepts forgés par cette discipline. Certaines notions comme « faire son
deuil », « passage à l’acte », « pulsion », « scène primitive » ou encore
« complexe d’OEdipe » sont devenues familières. A l’instar de Monsieur
Jourdain avec la prose, ceux qui utilisent ces expressions parlent freudien sans
le savoir. Ainsi, contribuant à produire une familiarité factice avec la
psychanalyse, cette « omniprésence » provoque parfois l’agacement et
même le rejet, à plus forte raison lorsque l’utilisateur intègre à son discours des
explications et des interprétations pseudo-psychanalytiques, en réalité
caricaturales et stéréotypées.
Par ailleurs, il arrive de plus en plus souvent aux psychanalystes d’être invités
par les médias qui sollicitent leur avis sur des questions de plus en plus
diverses. Devenus de véritables stars, certains d’entre eux sont recherchés –
contrairement à Françoise Dolto qui s’y refusait– davantage pour l’audience
qu’ils obtiennent que pour la pertinence de leur expertise sur un sujet donné.
Plusieurs psychanalystes acceptent donc de donner leur avis sur des
problèmes politiques, des questions de société, d’actualité ou tout autre sujet
sans véritable lien avec leur expérience professionnelle, exprimant alors
simplement leur opinion de citoyen. Pour la population en général, il semble
toutefois que les psychanalystes disposent d’un savoir spécifique sur le sexuel
et les pulsions, mais surtout sur les pensées inconscientes telles qu’elles se
manifestent dans la vie quotidienne. Dans certaines représentations du
public, ce savoir supposé confère aux psychanalystes en vue un statut à part.
Super-expert omniscient, il serait capable de dire le vrai sur le social et ses
habitus culturels, ceux de l’élite comme ceux du peuple, et de réussir à
démasquer préjugés et illusions.
Loin de favoriser la diffusion de la psychanalyse et de conforter sa place
légitime dans la culture, cette situation révèle au contraire les divisions des
psychanalystes sur les problèmes de notre temps, en particulier concernant
les moeurs. De telles divisions se sont par exemple manifestées lors du débat
sur le mariage homosexuel, au cours duquel certains d’entre eux se sont
déclarés en faveur de cette légalisation, quand d’autres exprimaient des
réserves, voire une opposition ferme et sans nuance. Cet exemple récent
permet de souligner combien, sur des questions mêlant à ce point l’intime et
le social, nul n’est habilité à prendre position publiquement au nom de la
psychanalyse.
Utilisé parfois dans les médias comme l’équivalent d’un « fou du roi », le
psychanalyste public dispose parfois du privilège de traiter à sa façon de
n’importe quel sujet, alors qu’il est tenu à distance au moment où il s’agit de
traiter de questions scientifiques sérieuses. De cette façon, la psychanalyse
risque de se voir rabaissée au rang des opinions ou des croyances, privée des
moyens de faire valoir sa légitimité et, dans certains cas, son efficacité.
55
Une place certaine dans la culture
A défaut d’exhaustivité, impossible dans ce contexte, un exemple
paradigmatique permet de se faire une idée sur l’évolution de la place de la
psychanalyse dans la culture. Durant la plus grande partie du 20ème siècle, un
pan entier de la philosophie appelé « la critique sociale » s’est allié à la
psychanalyse. Max Horkheimer et Théodore Adorno, principaux promoteurs
de la critique sociale et acteurs de l’École de Francfort, ont intégré la
psychanalyse à leur travail. Ils ont eu recours à certains concepts freudiens, et
reconnu publiquement leur indiscutable utilité pour déchiffrer les crises de la
civilisation européenne, en particulier les génocides.
Au sein de cette école, l’influence de la psychanalyse a ensuite décliné et
même disparu avec Habermas. Dans le même temps, l’influence de
conceptions éloignées de la psychanalyse s’est étendue, par exemple avec
le mouvement dit du « care ». L’« éthique du care » dénonce différents maux
comme le sexisme, l’homophobie, le racisme, etc., provoqués par le
paradigme patriarcal de nos démocraties, ou encore les souffrances
inhérentes à la vulnérabilité de l’individu, à son exposition (corps et âme) aux
atteintes de ceux auxquels il est attaché »162. Deux décennies plus tard, on
observe un retour à la psychanalyse, avec Axel Honneth, l’actuel directeur
de l’Institut pour la recherche sociale, qui note : « Avec le souci des blessures
et des souffrances qu’elles engendrent, la critique sociale se place sur le
terrain de la pathologie et s’engage dans une réflexion sur les dimensions
constitutives de l’ « intégrité » individuelle (physique et psychique) et sur les
conditions sociales de la préservation de celle-ci. Ce qui importe en
l’occurrence est que l’étiologie des souffrances sociales en appelle, de
diverses manières, à la psychanalyse… »163.
Numérique et diffusion de la psychanalyse : formation et enseignement.
Depuis le début du 21ème siècle, de nouveaux médias ne cessent de voir le
jour, élargissant à l’infini les possibilités de communication et d’échanges, mais
aussi d’accès au savoir. Ils contribuent à créer une nouvelle ère dont la
psychanalyse s’est emparé et bénéficie amplement. Ainsi, des millions
d’articles, de documents, de livres, d’archives, concernant la psychanalyse
depuis ses débuts sont aujourd’hui accessibles à tous, à partir des très
nombreux sites référencés. Aux informations répertoriées dans ces banques
de données, s’ajoutent les conférences et journées d’études, filmées et
régulièrement mises en ligne sur des plateformes dédiées ou relayées par les
réseaux sociaux. Longtemps réservées aux seuls initiés, ces informations
circulent librement et permettent de donner une véritable lisibilité à la
psychanalyse. Durant cette même période, plusieurs ouvrages présentant la
somme des données psychanalytiques disponibles en France et à l’étranger
162 Enaudeau C. (2017), L’« oubli » de la reconnaissance : psychanalyse et critique sociale
chez Axel Honneth, Revue française de psychanalyse, 2017/2 (Vol. 81), p. 464-480
163 Enaudeau C. (2017), op. cit. p. 464
56
ont été publiés164. L’ensemble de cette situation est un atout considérable
pour l’enseignement et la formation des psychanalystes. Elle leur permet
d’intégrer des savoirs complexes élaborés depuis plus de cent ans, en tenant
compte des débats qui ont ponctué cette élaboration.
Comme dans tous les autres domaines de la connaissance, les
psychanalystes participent au mouvement de réalisation de documents
fiables sur la psychanalyse, comme l’encyclopédie Wikipédia le propose.
Enfin, l’enseignement de la psychanalyse s’appuie sur des conférences dites
« webinars » 165 , à partir desquelles certains psychanalystes créent des
communautés de pratiques. La communauté de pratique est un dispositif qui
permet à des personnes partageant un intérêt ou une passion d’en débattre
ensemble, pour apprendre à le faire de mieux en mieux en interagissant. Le
site oedipe.org en est un exemple parmi d’autres166.
Effets sur la pratique de la psychanalyse
Contrairement aux psychothérapeutes qui, sous l’impulsion de l’ISMHO
(International Society for Mental Health Online), ont mis en place des cures et
des séances de supervision par Skype, les psychanalystes continuent pour leur
part à réfléchir à cet aménagement de leur cadre de travail. En effet, ce
cadre repose traditionnellement sur la présence physique du patient et du
praticien, ainsi que sur la détermination d’un temps de séance convenu. Par
ailleurs, l’utilisation de ces nouvelles techniques leur posent de nouveaux
problèmes éthiques sur lesquels il convient de se prononcer : secret des
séances, captation de l’image, cryptage de la communication, etc. Le
débat a commencé au sein de l’IPA (International Psychoanalytic
Association) dès l’année 2000.
La transmission récente de la psychanalyse dans des pays comme la Chine
ou le Japon, exige de facto des modifications et des aménagements du
cadre où elle se pratique.
En conclusion, si les uns pensent que l’utilisation de Skype peut entraîner un
affaiblissement de la pratique psychanalytique sur le plan éthique quand elle
n’est pas réglementée, d’autres font valoir que des changements de cadre
ont au contraire contribué à l’enrichir : psychanalyse avec les enfants et les
adolescents, psychodrame psychanalytique, psychanalyse et thérapies
familiales, etc.
164 Assoun PL (2009), Dictionnaire des oeuvres psychanalytiques, PUF ; de Mijolla A. (2002),
Dictionnaire international de la psychanalyse, Calman-Levy ; Ellenberger HF (2001), Histoire
de la découverte de l’inconscient, Fayard ; Roudinesco E. (2000) Dictionnaire de la
psychanalyse, Fayard
165 Un webinar est un terme anglais traduit en français par webinaire ou séminaire web.
Contraction de web et seminar (séminaire), il désigne une réunion directe via Internet
166 http://www.oedipe.org/ouverture
57
3) PRECONISATIONS ET PRATIQUES INNOVANTES
Résumé : Dans le vaste ensemble de la Culture, le crédit accordé à la
psychanalyse reste fluctuant. La période actuelle représente sur ce plan un
tournant décisif, imposant aux psychanalystes dans toute leur diversité, de
mieux faire connaître la portée de « l’inédit freudien ». Selon Freud, la culture
correspond à « la somme tout entière des actions et institutions par lesquelles
s’opère la rupture avec l’animalité et la nature, et permet la réglementation
des hommes entre eux » 167 . Inscrit depuis ses origines dans le travail de
civilisation, l’apport freudien joue son rôle, sans négliger les avancées des
sciences cognitives, des neurosciences et de l’intelligence artificielle. Face à
l’explosion des technologies du numérique et de leurs applications, face aux
nouveaux médias et à l’émergence de la post-vérité, les psychanalystes ont
un rôle à jouer, en particulier pour faire objection aux dérives scientistes et au
naturalisme quand ils deviennent réductionnistes, populistes ou autoritaires.
Maintenir la place de la psychanalyse dans la culture suppose donc une
vigilance renouvelée dans plusieurs domaines.
Le rôle de la sexualité. Les pulsions entre éros et thanatos.
Aucune culture, si libérale soit-elle, ne peut échapper à l’exigence civilisatrice
découverte par Freud : le renoncement pulsionnel. En ce sens, les pulsions
sont inéducables et demeurent à la recherche d’un mode de satisfaction en
souffrance. Alors que les pulsions en forme d’éros social jouent un rôle dans la
construction du lien social, leur orientation égocentrique et parfois
destructrice génère, dans le même temps, haine et déliaison. Dans ce texte
sans cesse réédité 168 , Freud oppose l’éros (pulsion de vie, amour) et le
thanatos (pulsion de destruction, de mort), dont l’interaction constante est
l’une des principales sources du malaise structurel dans la culture. Tout à la
fois voie de déplacement et de sublimation des pulsions sexuelles, la culture
n’a de cesse de réprimer ces pulsions, d’où surgit l’inévitable et invivable
malaise dans toute civilisation. Moment-clé de l’entrée dans le social et la
culture, l’éducation est l’espace privilégié où se joue le destin de ces pulsions
sexuelles. Ce destin dépend, en partie, de l’interaction avec autrui et des
traumatismes traversés, i.e. l’environnement.
Dans les lieux où l’éducation se met en place, le travail des psychanalystes
doit se poursuivre, pour contribuer à éviter le « tout répressif », équivalent
redoutable du dressage. Il leur revient de s’opposer aux doctrines qui
naturalisent ou biologisent les symptômes comportementaux des enfants. La
recherche du sens de ces conduites problématiques s’oppose au projet de
leur meilleure « gestion » par les parents, l’école ou la société. Ces conduites
sont abordées par les psychanalystes comme des symptômes « névrotiques »
qui expriment un conflit entre des exigences pulsionnelles d’un côté, et les
limites éducatives de l’autre ; interprétées dans ce sens, elles parviennent à
un compromis acceptable par l’enfant. La névrose décrite par la
167 Freud S. (1929), Malaise dans la culture, PUF Quadrige, 1995, p. 32
168 Freud S. (1929), op. cit.
58
psychanalyse possède ainsi une dimension anthropologique qui en fait le
symptôme de la culture.
Or, la disparition du terme « névrose » dans la classification US des troubles
mentaux169 a laissé croire à certains auteurs que le sentiment de culpabilité
disparaissait par la même occasion. Ces auteurs ont alors affirmé que la
souffrance psychique de l’homme post moderne ne provenait plus de sa
culpabilité mais de son narcissisme. Quant aux sources de cette souffrance,
elles ne résidaient plus dans une culpabilité liée à son impossibilité de régler
ses dettes ou de se plier aux limites fixées à sa jouissance. La souffrance
psychique dépressive du sujet actuel, exempte de culpabilité, proviendrait
de son incapacité à répondre aux attentes toujours plus importantes de la
société à son égard. Son narcissisme blessé exigerait alors réparation en
permanence, provoquant par exemple diverses conduites addictives,
pourvoyeuses d’une satisfaction sans délai170.
En remplaçant la culpabilité par le narcissisme comme source des
symptômes adressés à la psychiatrie, cette conception sociologique en
occulte les enjeux inconscients. De surcroît, elle gomme la variété quasi
illimitée des formes prises par le drame singulier du renoncement pulsionnel.
Le meurtre du père et l’OEdipe : deux mythes fondateurs
A ceux qui croient en la solidité de la Culture et lui supposent une stabilité
quasi définitive, l’oeuvre freudienne rappelle, dans le prolongement des idées
de Darwin, que ses origines sont celles d’une horde primitive. Soumis à un
« père » tout-puissant qui possédait à lui seul toutes les femmes, les « fils » se
sont révoltés pour le tuer et l’incorporer au cours d’un repas « totémique »171.
Les fantasmes et les symptômes qui s’expriment aujourd’hui s’inscrivent dans
le prolongement de cette origine mythique des premiers groupes humains
civilisés : le meurtre et l’inceste. Erigés depuis en tabous sous une forme ou
sous une autre, ces deux comportements archaïques n’ont toutefois jamais
cessé, jusqu’à nos jours, d’accompagner toutes les sociétés humaines. Le
modèle psychanalytique du fonctionnement psychique humain associe à ce
premier mythe celui d’OEdipe, qui évoque sous une autre forme ses origines
criminelles, en y intégrant sa composante incestueuse. Reprenant l’idée du
psychologue Wundt, Freud considère que le système primitif du tabou
représente le code non écrit le plus ancien de l’humanité, qui remonte à une
période antérieure à tout religion172 . Dans le monde juridique actuel, les
spécialistes ne sont pas rares à s’inspirer, dans leurs travaux, de ces apports
psychanalytiques (Cf. Chapitre « Psychanalyse et scientificité »).
Si le Droit rappelle dans les faits à quel point le travail de civilisation n’est
jamais achevé une fois pour toutes, la psychanalyse contribue à la
nécessaire vigilance qu’inspire cette réalité, sur deux plans au moins. D’une
part, sur le plan universel, la psychanalyse s’oppose aux idéologies qui
cherchent à imposer le modèle d’un homme « normal », et voudraient
169 DSM III (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), 1980
170 Ehrenberg Alain (1998), La fatigue d’être soi. Dépression et société, Odile Jacob
171 Freud S. (1913), Totem et Tabou, Payot, 2001
172 Freud S. (1913), op. cit., p. 32
59
soumettre tous les humains aux critères d’une normalité « scientifiquement »
établie. D’autre part, sur le plan clinique, le psychanalyste travaille au cas par
cas, contribuant à rendre intelligible pour chacun la part d’archaïque qui
surgit dans ses conduites et dans ses fantasmes.
En faisant valoir l’hypothèse de l’inconscient freudien, les psychanalystes
s’adressent à leurs semblables pour les inviter à entendre, dans leurs paroles,
l’écho de cette part ignorée d’eux-mêmes qui, parfois, fait irruption dans leurs
dires aussi bien que dans leurs actions. Alors que le non-conscient cognitif
démontre sa pertinence dans le cadre expérimental des neurosciences et de
la psychologie cognitive 173 , l’inconscient freudien s’invite de manière
inattendue, aussi bien sur la scène publique (lapsus et actes manqués des
personnalités en vue : politiques, animateurs, journalistes, etc.), que sur la
scène personnelle et intime (rêves, oublis, affects inattendus et irrépressibles,
etc.).
La place du langage
Dès le départ, l’expérience psychanalytique démontre que le langage est
plus qu’un simple outil de communication. Le stage de Freud à la Salpêtrière,
en 1886174, lui prouve que la parole influence le réel corporel. En présence
des hystériques, il observe qu’elles réagissent comme si l’anatomie n’existait
pas : leurs symptômes (paralysies, dysfonctionnement des organes, etc.)
n’obéissent à aucune logique organique175. Aujourd’hui, on retrouve cette
idée dans les commentaires courants à propos des troubles corporels que la
médecine échoue à expliquer : « C’est dans la tête ». La réalité anatomique
ne permettant pas d’expliquer les symptômes de ces patientes, Freud
découvre qu’en les écoutant parler, il réussit à mettre à jour leur sens
inconscient. Jusque-là interprétée comme « simulation », cette nouvelle
réalité permet d’entrevoir qu’en médecine, au-delà du réel anatomique et
fonctionnel, un troisième ordre de réalité s’impose parfois : la réalité
psychique. La place du langage dans le devenir psychocorporel humain sera
développée par Jacques Lacan en 1956, avec cette formule : « L’inconscient
est structuré comme un langage »176, reprise ensuite par Françoise Dolto dans
un ouvrage intitulé « Tout est langage »177. La pratique psychanalytique qui
s’étend désormais en Orient tend à valider cette conception178.
Après la « décennie du cerveau »179, alors que le « tout cérébral » tente de
s’imposer avec la mise en oeuvre de programmes colossaux comme « Human
brain project » en 2013180, ou « Brain Activity Map Project », en 2013, il est
indispensable que les psychanalystes poursuivent leurs travaux, fondés sur le
rôle multiforme, complexe et irremplaçable du langage. Accroître le
173 Nacache L. (2006), Le nouvel inconscient, Odile Jacob
174 Freud travaille à la Salpêtrière de 1885 à 1886, dans le service du Pr. Jean-Martin Charcot
175 Freud S. (1893), « Charcot », in Résultats, Idées, Problèmes, Tome 1, 1984, p. 60-74
176 Lacan J. (1956), Le Séminaire livre III – Les psychoses, 1955-1956, p. 20
177 Dolto F. (1987), Tout est langage, Gallimard
178 http://www.transfers.ens.fr/psychanalyser-en-languesintraduisibles-et-langue-chinoise
179 The decade of the Brain, 1990 –1999 https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/11025621
180 Human Brain Project : projet scientifique qui vise à simuler le fonctionnement du cerveau
humain grâce à un superordinateur d’ici 2024 environ.
60
déséquilibre en faveur de la seule matière cérébrale accroît simultanément le
risque de se détourner peu à peu des spécificités du psychisme humain181. Or,
le lien social et les techniques de gouvernance qui le sous-tendent en
passent nécessairement par le langage et l’interlocution qu’il suppose. En
théorie comme en pratique, la psychanalyse enseigne que le langage est
l’une des composantes essentielles de la dimension symbolique sur laquelle
repose le pacte social.
Les découvertes étourdissantes sur le fonctionnement cérébral ont pour
inconvénient d’en négliger un aspect pourtant décisif. En effet, si le cerveau
est bien la condition nécessaire à la vie psychique, il n’est pas une condition
suffisante. Pour que la vie psychique advienne et réussisse à s’exprimer chez
l’humain, une autre condition s’impose : l’interaction avec autrui.
Le malentendu concernant l’autisme tient en partie à cette situation. D’un
côté, les psychanalystes ont longtemps ignoré le réel cérébral de ces
personnes, lui préférant le réel psychique auquel ils se confrontaient depuis
des décennies 182 . De l’autre côté, les neuroscientifiques qui croyaient
raisonnablement pouvoir tirer profit de leurs découvertes fulgurantes sur le
fonctionnement biologique du cerveau, ignoraient ces professionnels de la
relation qui, avec des fortunes diverses, travaillaient obstinément aux côtés
des autistes et de leurs familles. Aujourd’hui enfin, une sorte d’équilibre
commence à se mettre en place dans le domaine des réponses qu’il
convient d’apporter aux souffrances liées à l’autisme.
D’une façon générale, le respect de la démocratie sanitaire implique le libre
choix, par les usagers, des méthodes mobilisées pour soulager leur souffrance
psychique. Respectueux de la loi, les psychanalystes mettent leurs
compétences au service des personnes en état de souffrance psychique,
sans rejeter a priori les autres méthodes de traitement psychique. Toutefois, ils
entendent que soit respectée leur propre méthode, qui s’appuie sur un
corpus de connaissances cohérent, relatif à la réalité psychique humaine, à
ses lois de fonctionnement, à son développement complexe, à sa logique
spécifique. Si le psychanalyste estime être le mieux placé pour mettre en
oeuvre cette méthode et contribuer à son évaluation, c’est qu’avant de la
proposer aux autres, il s’est soumis lui-même au bien-fondé de sa théorie et
de sa faisabilité183. Si l’auto-expérimentation en médecine est courageuse,
elle n’est pas originale. Certains en sont morts, comme John Crandon qui a
voulu prouver la contagiosité de la fièvre jaune en 1939. Mais les autres
témoignent de l’importance de ce soumettre à ce qu’ils ont prévu
d’administrer à leurs patients.
181 Zarifian E. (1999), Le déni du psychisme dans la psychiatrie contemporaine, Psychiatrie
Française, n° 1 Janv.-Mars, pp. 7-11
182 Rappelons que le mot « autisme », forgé par Bleuler aux débuts de la psychanalyse, est
une contraction du mot « autoérotisme » qui, dans le contexte de cette époque, signifiait
simplement : autosuffisant pour être satisfait psychiquement. Cf. « Formulations sur les deux
principes du cours des événements psychiques » (1911). In Résultats, idées problèmes I, PUF,
2012, pp. 136-137, note de bas de page
183 Cf. plus haut, chap. « Psychanalyse et scientificité »
61
En psychiatrie, on sait qu’Esquirol (1772-1840) s’est administré certains
traitements destinés à ses propres malades (douches froides, régimes, etc.),
et plus récemment, Cornélia Qarti s’est elle-même soumise à la première
injection de Chlorpromazine, en 1951184.
La différence entre ces auto-expérimentations médicales et la psychanalyse
tient à ce qu’elle n’opère qu’à partir d’un dispositif relationnel, sans lequel
rien ne se produit. Celui qui s’y risque n’en subit pas les effets passivement,
mais accède progressivement à certaines vérités insues qui le concernent, lui
et son histoire personnelle. Si ce dispositif offre donc un gage de sincérité, les
vérités qui s’y révèlent sont singulières. Paradoxalement, le risque pris par les
psychanalystes est de s’organiser autour de vérités qui, in fine, ressemblent à
des croyances éphémères et partiales. Cependant, la tenue régulière de
congrès et de colloques nationaux et internationaux où ils confrontent leurs
avancées théoriques, leurs techniques de formation et les modifications de
leurs pratiques, demeure le meilleur moyen de continuer à éviter ces dérives.
A l’ère des fakes news, dans une culture dite de « post vérité », la
psychanalyse conserve bel et bien une référence à la vérité, qui est
inséparable de l’exercice de la critique. Toutefois, parmi les critiques qui la
visent en ce moment, certaines relèvent davantage du stéréotype et de
l’idée reçue que de l’argumentation rigoureuse. Faire de l’inconscient
freudien une croyance héritée du 19ème siècle, aujourd’hui dépassée par la
science moderne185, revient à ignorer la contribution des psychanalystes à
l’étude de phénomènes contemporains tels que les meurtres en série186 ,
l’homoparentalité187, le retrait social des jeunes (hikikomori)188, ou encore la
radicalisation islamique189.
A tous points de vue, les psychanalystes ont gagné le droit d’inscrire leurs
travaux cliniques, non seulement dans le cadre de la recherche scientifique
universitaire et académique 190 , mais aussi dans l’ensemble du paysage
culturel français 191,192,193,194.
184 Chertok Léon (2006), Mémoires, Odile Jacob
185 Liaudet J-C. (2002), La Psychanalyse, Le Cavalier Bleu, coll. Idées reçues : Santé et
médecine, no 41
186 Zagury D. (2008), L’énigme des tueurs en série, Plon
187 https://homoparent.hypotheses.org
Ducousso-Lacaze A. & Scelle R. (2006), Dossier « Homoparentalités », Revue Dialogue, n° 173.
188 Tajan N. (2017), Génération Hikikomori, L’Harmattan, 383 p.
189 Benslama F. (2016), Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman, Seuil
190 Cf. plus haut, chap. « Psychanalyse et scientificité »
191 Laurent Telo (2018), M le magazine du Monde, De Michel Drucker à Jean-Luc
Mélenchon, le complexe Gérard Miller, 25 mai 2018
192 Roudinesco E. (2017), Dictionnaire amoureux de la psychanalyse, Plon / Seuil
193 André J. (2018), L’inconscient est politiquement incorrect, Gallimard
194 Kristeva J. (2016), Je me voyage, Fayard

Les commentaires sont clos.