Marc Vincent : « Cher Elie Doumit »

 

Cher Elie Doumit,

Je pense bien que c’est la deuxième fois que se retrouvent les deux associations lilloises que sont l’association Patou et l’école psychanalytique à l’occasion d’un événement d’ordre psychanalytique. La première fois ce fût à l’occasion d’une invitation faite à Jean-Pierre Lebrun avant la sortie de son livre « Un monde sans limites », la seconde c’est donc ce soir à l’occasion d’une invitation conjointe qui vous a été faite à propos de la parution de votre livre « Lacan ou le pas de Freud ».

Alors je vous remercie d’avoir accepter cette invitation commune à ces deux associations qui se croisent souvent par l’intermédiaire de leurs membres, parfois même communs, mais rarement en tant que telles.

Maintenant, je voudrais vous remercier d’avoir bien voulu nous donner ce livre, que j’ai bien aimé lire. Mais, si je vous en remercie, du même coup j’aurais un reproche à vous faire : au moins-un ! : Celui de nous en avoir privé si longtemps. Que n’avez-vous donc fait cela plus tôt ? Et, à ce propos j’ai le souvenir d’un échange informel que nous avions eu un jour à propos des livres qui remplissent les bibliothèques, et où vous me disiez en substance que finalement il n’y avait peut-être pas tant que ça de livres sur lesquels il était bien nécessaire de s’arrêter, et qu’il n’y avait donc pas lieu de trop s’encombrer. Je vous avais trouvé ce jour-là quelque peu spartiate en la matière et je pense que vous l’êtes aussi parfois, mais voilà donc que vous avez bien voulu l’être un peu moins à ce jour, en acceptant de partager une partie de ce qui lisiblement vous importe, autre raison supplémentaire de vous remercier autant que de vous en vouloir…

Alors, j’ai bien aimé vous lire ai-je dis ? Oui, j’ai bien aimé parce qu’au-delà ou en-deçà de son contenu (plus que conséquent) eh bien, j’ai pris du plaisir à lire votre livre qui est décidément bien écrit, et ceci n’est pas rien. Votre livre donne envie d’être lu dès lors qu’on l’a commencé parce que son écriture est légère, agile, précise et fluide ; elle est alerte et c’est tout à fait agréable alors que ce dont vous traitez est d’importance et plein de rigueur.

Ce que vous abordez – et dieu sait que vous y abordez nombre de questions d’importance –, ce que vous abordez donc – et qui n’est autre qu’une représentation de votre « penser », de votre manière affirmée de penser- n’a rien de simple, les sujets ou objets en sont complexes mais vous réussissez à emmener votre lecteur à vous suivre, à vous accompagner d’article en article, dans la grande traversée que vous faites. L’essentiel de cette traversée reprend en partie le parcours de Lacan et son dialogue épisodique avec Freud, et ce que vous dessinez avec aisance, c’est que cette trajectoire que va emprunter Lacan n’a rien de linéaire tout au long de ce que je nommerai sa propre découverte, continuellement renouvelée, de l’inconscient et de la psychanalyse : une découverte qui reste toujours en discussion, toujours à discuter.

Alors, vous interrogez ce parcours et, petit à petit en vous lisant, et sans qu’on s’en rende compte immédiatement, on s’aperçoit que votre parcours de lecture, celui qui produit votre écriture, ce parcours qui semble accroché à la potentielle discussion de Freud par Lacan, et bien, là-dessous, apparaît progressivement un autre trajet, une autre course et une autre écriture.

Cette écriture-là, ne se révèle pas seulement dans le choix des points de discussions sur lesquels vous vous appesantissez, elle se tient aussi dans votre manière d’envisager les questions que semble vous posez (encore) aujourd’hui la psychanalyse.

Ce que vous soulignez et rapportez de Lacan vis-à-vis de Freud, c’est que Lacan (entre autres choses) fait l’épure de Freud. La grande différence entre eux c’est que l’ancien a fait un premier tableau qui donne une réelle existence à l’inconscient dans le langage. Lacan n’a donc pas à refaire cette découverte, en revanche il a à inventer une nouvelle lecture de cette découverte pour la rendre lisible et pertinente à son siècle, et pour la prolonger car elle est totalement inachevée. Comme l’illustre le titre de votre ouvrage, il doit se décaler d’un nouveau pas qui sera aussi un pas de plus, serait-ce au prix d’une négation d’une partie des hypothèses de son ainé. Alors, je dirais que vous vous situez de la même façon vis-à-vis de Lacan : vous aussi vous faites ce travail d’épure, qui est sans doute nécessaire pour trouver son propre pas. Et ce que vous nous montrez c’est qu’il n’y a pas beaucoup d’autres chemins possibles si on souhaite pratiquer la psychanalyse. Il faut sans cesse reprendre les questions et les hypothèses, et ce, d’abord et avant tout, parce que rien ne résiste à la résistance : c’est là l’une des faces de « l’auto-immunité de la psychanalyse [1]» que tout psychanalyste retrouve inévitablement. Pour le dire autrement, le signifiant est constamment rattrapé par le signifié qui veut le boucher : ce n’est pas la nature qui a horreur du vide c’est l’humain, et on pourrait dire que c’est le destin du signifié que de mettre un terme à l’hésitation. Et nous voilà dès lors encombré de significations à ne plus savoir qu’en faire. Tout ce savoir psychanalytique (livresque) ne signifie effectivement pas rien, il permet de saisir beaucoup de choses, certes, mais il est insuffisant à empêcher que je ne comprenne pas le tout de ce que je dis comme de ce que j’entends. Reste l’incompris qui n’est donc pas pris dans la compréhension, sauf parfois après-coup. Et bien sûr, cet incompris, ce qui n’est pas pris avec, gîte et s’ouvre par un indécidable ou une équivoque. Et la valeur de cette équivoque, ne tient pas tant à sa potentialité à faire multiples sens, qu’à montrer par son surgissement impromptu, qu’on n’a pas la maîtrise du signifiant, que par essence ou structure, il nous échappe résolument contre toute attente, que l’Autre, serait-il barré, n’en demeure pas moins possiblement désirant. Le désir qui pourrait bien chevaucher les sens est donc imprévisible et le sujet n’en est que le corrélat, et là vous entendez bien : Le corps est là ! Impossible à cerner dans sa totalité, le signifiant en est toujours et avant tout métaphore : c’est un transport ! Et le bonheur c’est aussi d’éprouver qu’il transporte toujours. Traduction toujours actuelle de ce qui est encore inscrit sur les camions de transport grecs : Métaphora !

Dans votre écriture le dialogue Lacan – Freud, ou plutôt le monologue puisque Freud n’aura été que silencieux ou absent vis-à-vis des propositions de Lacan, ce dialogue s’efface progressivement pour laisser advenir le dialogue, ou le monologue, Doumit – Lacan. Ce dialogue sur la psychanalyse, sa théorie et sa pratique, et cette liaison – déliaison constante que vous effectuez, affirmant bien que l’une ne saurait avoir de fondement qu’à s’entretenir de l’autre. Les différents points que vous abordez dans vos articles sont toujours des points vifs de ces articulations et ont une écriture–lecture pratique et conséquente. A vous lire, il n’y a pas de doute que votre intérêt est la psychanalyse en tant que praticien de l’analyse, mais aussi en tant que la psychanalyse et son exercice posent sans cesse la question de « la » ou de « sa » transmission.

Et de ce constat je ferais ma première question :

  • Accepter – si on peut bien dire les choses ainsi – accepter d’exercer ce métier (impossible s’il en est) de psychanalyste, c’est-à-dire accepter que votre prochain puisse vous demander de lui permettre de tenter l’expérience de la psychanalyse avec vous, est-ce que cette acceptation s’accompagne forcément d’envisager aussi de reprendre la question de la transmission de la psychanalyse ? Est-ce que ces deux questions (la demande d’analyse d’une part et le désir d’analyse d’autre part, si on peut dissocier les choses aussi sommairement, si elles sont même distinguables ?) s’accompagnent organiquement ? Est-ce qu’elles engagent au même titre ? Et pour paraphraser quelqu’un qui m’est cher : est-ce qu’elles engagent à y répondre « sans alibi [2]» ? Est-ce que cette compagnie en est une ? Puisqu’après-tout, cette position ou cette fonction « de l’analyste » impose de fait une certaine solitude qui fleurte avec un désêtre. Et qu’est-ce que cette compagnie, de quel ordre est-elle ? Au-delà de l’apparente banalité de ce que je vous propose, et bien au-delà de la question de l’indistinction ou de la distinction de la didactique, ce qui m’intéresse c’est la nature de la liaison entre « l’ouvrier » et « le compagnon du devoir » que peut conjuguer cet acquiescement à occuper cette position ou cette fonction « de l’analyste » au sens de cette écriture lacanienne que vous rappelez : « le désir de l’analyste », et vous rappelez aussi que cette écriture s’appuie sans doute sur un impossible à dire… mais pas à écrire.

 

Cette question de la transmission, il est d’évidence qu’elle vous importe, et comment pourrait-il en être autrement de la part d’un analyste qui a fondé une école de psychanalyse. Dans ce livre vous l’abordez aussi avec celle de la « dé-formation de l’analyste » et j’ai bien aimé que vous abordiez cette question de la formation juste après avoir abordé celle du symptôme. Si le symptôme est bien une formation de l’inconscient, l’analyste n’en est-il pas une autre ?

J’ai bien aimé parce que votre écriture dans cet article-là est tout à fait remarquable quand vous reprenez et le symptôme d’une part et l’interprétation d’autre part. Et je vais vous citer ce qui m’a le plus saisi par sa fulgurance : « Lacan en était venu à préconiser l’équivoque comme arme contre le symptôme. […] Le symptôme constitue le signe d’un symbolique pas tout à fait vectorisé par le Nom-du-Père. Il est présence de la parole du sujet qui a déserté le discours. Et l’analyse vise à ce que cette parole, figée dans le symptôme, advienne dans le discours. Il y faut l’interprétation dont la justesse permet que le signifiant ne s’efface pas au profit de la jouissance du symptôme. C’est dire que cette justesse n’est pas d’adéquation mais d’équivoque : elle renvoie plutôt à la dimension poétique, seule susceptible d’ouvrir à la métaphore paternelle d’où s’origine toute autre métaphore. »

Je crois qu’on ne peut que difficilement aussi bien dire. On ne peut que difficilement faire plus concis, plus précis et plus clair sur ce qui attend l’analyste à l’œuvre, et cet analyste, vous le resituez dans son ouvrage spécifique qu’est l’interprétation psychanalytique, enfin votre court article se termine sur l’irréductible du symptôme : « on n’a nulle maîtrise du « savoir-y-faire-avec-son-symptôme » » rappelez-vous. Et, à « l’irréductibilité » du symptôme, vous y ajoutez « la nécessité » du même symptôme puisqu’il viendrait lier les trois registres R S I. qui sans lui, ne sauraient être nouées. Voilà donc pour ce qu’il en serait d’une idéalisation de la psychanalyse si c’était encore de mise après en avoir fait l’expérience.

Venons-en ensuite quasi logiquement à cette « déformation de l’analyste » que vous abordez comme un décalage certain vis-à-vis de tout apprentissage de quelque savoir que ce soit avec ce passage au « désir de l’analyste », qui permet et qui oblige pour un analyste – dîtes-vous – « d’opérer avec le désir en faisant porter l’interprétation sur le (x) de l’énonciation du Sujet »  ce qui implique que l’analyste « n’a pas à se référer à un savoir pré-élaboré, ni même à introduire ses propres signifiants, sous peine de barrer le chemin aux signifiants de son patient. »

Et là à cet endroit de la page 74 de votre livre je tombe sur une phrase que j’aimerai bien que vous repreniez, parce que je suis resté un moment sur l’écriture que vous produisez en cet endroit. Je reprends la phrase : « …est-ce pour éclairer cet (x), c’est-à-dire ce moment d’écrit comme passage au désir de l’analyste, que Lacan propose la Passe dont on n’a pas mal depuis commenté l’échec, mais dont on a, malgré tout, maintenu la « validité pratique », comme un lieu requis pour recueillir et mettre à l’épreuve le témoignage de celui qui, ayant été assez loin dans son analyse, voudrait bien attester précisément de ce désir. ».

Je me suis d’abord demandé s’il s’agissait tout simplement de deux coquilles, et puis je me suis aussi demandé comment lire et entendre si ça n’en est pas ? Et, quel lien faire entre cette écriture que vous produisez ici et ce que vous reprenez à la page suivante quant à ce « passage à l’analyste » et l’insuffisance à se contenter du caractère éventuellement fugitif de l’avènement de ce « désir de l’analyste », dont Lacan dit que « par-delà l’effet-éclair du désir – rapportez-vous – il y a la possibilité, pour le cerner, de recourir à une pratique d’écriture qui […] permettrait peut-être d’y jeter un nouvel éclairage ». Et de passer de ce « niveau d’appréhension intuitif à celui de l’explication formelle de cet (x) comme réel » que vous qualifiez de « passage à l’écriture – et non-passage à l’écrivant ».

J’aimerais bien que vous repreniez cela si vous le voulez bien.

Marc Vincent, le 25/05/18

[1] Jacques Derrida, “Etats d’âmes de la psychanalyse », Galilée.

[2] Derrida Ibid.

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