Guy Voisin 02/12/17

Journée de réflexion de l’Ecole Psychanalytique des Hauts de France, A.L.I., du 2 décembre 2017.

 

 

Qu’est-ce que l’enseignement de la psychanalyse ?

 

 

Si la psychanalyse habite le langage,                                   

                                                                                                    elle ne saurait sans s’altérer

                                                                                                    le méconnaître dans son discours. (1)

 

Présentation

 

A l’argument proposé pour la journée d’étude : « Que serait une école pour la psychanalyse ? », j’ai préféré abordé tout d’abord  la question : « Mais de quelle psychanalyse parle-t-on dans cette école ? ». Et, sans évoquer  Babel, et puisque l’on parle d’école,  je me suis proposé de parler de psychanalyse et de ce que nous y enseignons.

 

Ce que je voudrai surtout évoquer, pour cette journée, c’est relever les difficultés rencontrées dans le groupe d’études proposées cette année avec Denis Grilliat dans la présentation, le commentaire, le dépliement des propositions, de l’argumentation que Jacques Lacan développe dans son séminaire des années 1955-56 : « Les structures freudiennes des psychoses » (2).

 

Ces difficultés semblent redoublées par l’approche même des psychoses ;  Jacques Lacan n’emprunte-t-il pas à la psychose même son style ? Ou faut-il penser l’enseignement de Jacques Lacan comme un bunraku ? Théâtre japonais où le montreur de marionnettes est présent sur scène avec le récitant et les musiciens : ,  bun, c’est le texte,  raku, c’est le plaisir. 文楽  : au plaisir du texte donc. Et pour poursuivre dans cette voie : , c’est la déraison ; ce kanji est composé de :  mô, perdre, et de  onna, femme. Se perdre dans la femme et vous entrez dans la déraison.  De même : , onna, femme,  associée à l’enfant, , ko, indique l’amour, , suki. Faut-il y lire, la mère ou la femme avec l’enfant dans l’amour ?

 

Cette écriture même ne nous montre-t-elle pas les ressorts de nos passions, comme au théâtre de marionnettes, comme l’écriture de Jacques Lacan tente de nous le faire valoir ?  Et, il y a bien sûr ce lapsus de départ lorsque Jacques Lacan nous parle du traitement de la psychose : lapsus qu’il reprendra dans le titre de son écrit : «  D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » (3) : puisqu’il s’agira également, et surtout, du  traitement de la question des psychoses.

 

Nous avons choisi de reprendre le texte de la transcription du séminaire : l’édition de l’A.L.I. plutôt que celle du Seuil, qui présente manifestement des erreurs. Et la transcription plutôt que le texte des Ecrits : de l’oral à l’écrit, le référent n’est plus le même.

 

 

La psychanalyse, de Jacques Lacan

 

D’emblée Jacques Lacan se démarque tant de la nosographie psychiatrique que de la doxa habituellement retenue des interprétations freudiennes concernant les manifestations de la psychose : pour ne retenir que les avancées du texte, du témoignage, du Président Schreber. Ce texte est difficile d’accès : inbitable pour reprendre le « mot » d’un de nos collègues.

 

Si la question posée avec la psychose est celle d’une relation avec le signifiant, à quelle condition cette relation peut-elle être habitable lorsque la signification phallique y est manquante.

 

Entre sidération et rejet, tant du texte de Schreber que celui de Lacan. Et Jacques Lacan d’insister, tout au long de ses présentations : « gardez vous de comprendre ». Je vous cite un extrait de la leçon du 7 décembre 1956, (2, p. 67) : « Méfiez-vous des gens qui vous disent : « vous comprenez ». C’est toujours pour vous envoyer ailleurs que là où il s’agit d’aller. C’est ce qu’elle fait. « Vous comprenez bien » : cela veut dire qu’elle-même n’est pas très sûre de la signification, et que celle-ci renvoie, non pas tant à un système de signification continu et accordable, qu’à la signification en tant qu’ineffable, à la signification foncière de sa réalité à elle, à son morcelage personnel. »

 

Car : « … (le) degré de certitude (degré deuxième : signification de signification)  prend un poids proportionnel au vide énigmatique qui se présente d’abord à la place de la signification elle-même. » (3, p. 538). Ne s’agirait-il pas, dans tous les cas, de ne pas se substituer au sujet, et de le laisser, dans le meilleur des cas, face à sa propre question sans pour autant lui proposer, lui suggérer notre propre question voire nos certitudes.

 

Jacques Lacan ne se résume pas à ce questionnement. Il a le souci de fonder une psychanalyse, je dirai scientifique, appelons la : la science du sens, depuis que Freud nous a montré comment réintégrer la raison dans les mouvements les plus incohérents de nos manifestations symptomatiques. A partir d’un point, d’un champ qui n’est pas tant  extérieur à la psychanalyse, puisque la parole et sa fonction se déploie dans le champ du langage, et comme il le dit lui-même, leçon du 21 mars 1956, et qui est omis dans les éditions du Seuil, (2) p. 195, Lacan nous précise que : « …la formation de l’analyste est d’abord de bien se pénétrer de ce qui est articulé de la façon la plus énergique possible pour des gens dont une partie est extrêmement loin de nos études. » Il avait évoqué précédemment « la transmission de cette science … dont la caractéristique générale est d’être ordonnée par la linguistique. »

 

C’est donc avec une lecture structurale de l’enseignement de Freud que Lacan s’attache. Et c’est avec une lecture différente, qui répartit les champs du réel, du symbolique et de l’imaginaire, que Lacan ordonne les catégories que Freud détache de l’expérience psychanalytique. Il en est ainsi des concepts de Verdrängung et de Verwerfung que Jacques Lacan isole des développements freudiens afin de distinguer les névroses des psychoses.

 

C’est donc bien d’un enseignement que nous relevons avec Lacan : d’une relecture structurale  de Freud avec les différentes catégories du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Et si le complexe d’Œdipe est une structure à partir de laquelle nous pouvons caractériser les névroses des psychoses, regardons comment Lacan élabore la symbolique de ce complexe d’Œdipe, afin de le dégager de l’imaginaire habituellement reçu et d’en mesurer les effets, sur notre réalité.

 

Jacques Lacan, avec Freud, souligne donc la dissymétrie entre le complexe de castration chez le garçon et chez la fille. Il relève que cette dissymétrie appartient au symbolique et tient au signifiant. Je cite l’édition de l’ALI : « ce que nous voyons c’est que la réalisation de la position sexuelle chez l’être humain est liée, nous dit Freud −et nous dit l’expérience− à l’épreuve,  à la traversée d’une relation fondamentalement symbolisée, celle de l’Œdipe, et que ce n’est que par l’intermédiaire d’une position intermédiaire aliénant le sujet, c’est-à-dire en le faisant désirer l’objet d’un autre et le posséder par la procuration d’un autre, c’est en tant que nous nous trouvons dans une position structurée dans la duplicité même du signifiant et du signifié, c’est en tant  qu’est symbolisée à proprement parlé la fonction de l’homme et de la femme… » (2, p. 200)

 

C’est donc dans l’entrecroisement de l’imaginaire et du symbolique que se joue la névrose : entre l’émergence de l’objet concurrentiel lié au stade du miroir et l’arrachement de ce domaine de l’imaginaire, pour être situé dans le domaine du symbolique, que se réalise toute position sexuelle normale achevée. (2, p. 200)

 

Comment penser alors la position d’un sujet pour qui le symbolique n’a pas fonctionné ?

 

Il s’agit donc de lire autrement les articulations freudiennes relatives à la dissymétrie du complexe de castration : dépasser ou déplacer les considérations freudiennes concernant la féminité à partir de son texte Sur la sexualité féminine (4, p. 143)  lorsqu’il indique que le destin de la femme se répartit selon les trois modes de la frigidité, de la masculinité et de la maternité.

 

Quel enseignement pour l’Ecole ?

 

La psychanalyse ne serait pas la psychanalyse sans l’analyse du transfert. Car, n’est-ce pas devant ce transfert, dans la psychose, que Jacques Lacan nous demande de ne pas reculer ? Et  comment lire ces passions qui nous ont animées dans cette école ? Comment lire ce transfert ?

 

Jacques Lacan inscrit, dans sa leçon du 30 juin 1954 de son séminaire Les écrits techniques de Freud  (5),  sur les faces d’un polyèdre, une pyramide posée sur sa base, les trois champs du symbolique, du réel et de l’imaginaire. Et sur les arêtes de jonction ou de cassure entre chaque face il pose les passions de l’être : entre le symbolique et  l’imaginaire : l’amour ; entre l’imaginaire et le réel : la haine ;  et entre le réel et le symbolique : l’ignorance.

 

Cette passion dont Lacan nous dit que sans elle nous ne pouvons pas venir à l’analyse. On ne s’allonge pas pour comprendre. Ce ne pas comprendre, trop tôt ou trop vite,  que nous retrouvons là comme un leitmotiv de l’analyse. Celui qui entre en analyse est dans la position de celui qui ignore, fondamentalement, de ce qu’il relève. Devant une énigme qui ne se soit pas transformée en certitude.

 

Et Lacan de préciser, que ce trois là doit répondre d’une loi minimale et, que sans ce trois, rien de solide ne peut se faire. Il suffit d’imaginer les trois volets d’une boîte en carton où le 1er est posé sur le 2nd, le 2nd sur le 3ième, et le 3ième sur le 1er. Vous en enlevez un et la structure se défait. Prémonition ? Anticipation ? Le nœud borroméen est déjà là en puissance et Lacan a pu y inscrire, sur la lunule eulérienne du symbolique et de l’imaginaire l’inhibition, et la joui-sens ; sur la lunule de l’imaginaire et du réel, l’angoisse et la jouissance de l’Autre ; et sur la lunule du réel et du symbolique, le symptôme et la jouissance phallique.

 

Comment une école peut-elle ainsi préserver ces trois dimensions, ou plutôt, comment peut-elle maintenir une lecture qui permette de distinguer le réel du symbolique et de l’imaginaire ? Un enseignement de psychanalyse devrait permettre un accès à l’analyse proprement dite, c’est-à-dire un enseignement qui laisse ouvert les questions : des bancs de l’Ecole, et d’une position assise sur ses quatre pieds, à la position allongée où, du divan, et ce ne sera pas divin,  qu’à l’offre de venir tout dire, un dire viendra à s’ouvrir, s’offrir, souffrir,  à un dit.

 

Que Jacques Lacan soit entré dans la psychanalyse à partir des psychoses, et qu’il revisite les positions freudiennes  à partir de cette position, renouvelle singulièrement l’abord des névroses : ne vient-il pas nous dire qu’il n’y a pas de symbole de la féminité ? Tout le réel n’est pas rationnel. Ainsi, ce n’est pas sans l’élaboration d’un savoir que Jacques Lacan enseigne une psychanalyse. Et c’est un savoir qui vient border un trou de non-savoir, un Unbekannt, un refoulé originaire. Alors, bien sûr, Jacques Lacan a pu dire que la psychanalyse ne s’enseignait pas. Nous pouvons l’entendre. Mais ne faudrait-il alors ne la transmettre qu’à partir d’un ineffable de l’expérience ?

 

Dans sa leçon du 21 novembre 1972 de son séminaire Encore (6) Jacques Lacan rappelle que c’est à partir d’un « Je n’en veux rien savoir » que  son cheminement s’est constitué et, qu’étant en position d’analysant de son « je n’en veux rien savoir » : « d’ici que vous atteigniez le même, il y aura une paye… ». Il y a à payer de sa personne.

 

Nous retrouvons, si je peux dire, cette position initiale d’un « ne pas comprendre, trop tôt, trop vite. » Puisque c’est à partir d’un point repéré d’ignorance qu’une élaboration est envisageable et transmissible : un savoir décomplété puisque sinon, clos sur lui-même, à la manière d’un délire Schreberien, il n’intéressera personne.

 

En conclusion

 

Que tirer de ces quelques propos recueillis de l’enseignement de Jacques Lacan pour notre Ecole ?

Si l’on s’en tient au nœud borroméen, nous pourrions dire que la position de l’ignorance est après tout la seule qui peut rendre compte d’un réel. A partir du symbolique. L’amour évacue cette question du réel et la colle de l’Ecole nous assure de notre sens, notre bon sens. Il nous resterait la haine comme dernier recours d’approche du réel : l’exemple qu’en donne Léautaud dans son journal ne promet rien, et sans rien promettre, ne fait ni école, ni enseignement.

 

 

 

 

Bibliographie

 

(1) Cité par J. Lacan dans sa leçon du 15 février 1956 : liminaire à la revue La psychanalyse n°1, édition des P.U.F. 1956. Sur la parole et le langage.

(2) Jacques Lacan : Le Séminaire, livre III : Les psychoses, Seuil 1981. J’utiliserai les transcriptions de l’ALI, lorsque celles du Seuil seront manifestement différentes.

(3) Jacques Lacan : D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose : Ecrits, Seuil 1966, et daté de décembre 1957-janvier 1958.

(4) Sigmund Freud : Sur la sexualité féminine, dans le recueil d’articles : La vie sexuelle, P.U.F. 1969.

(5) Jacques Lacan : Le séminaire, livre I : Les écrits techniques de Freud Seuil, 1975.

(6) Jacques Lacan : Le séminaire, livre XX : Encore, Seuil 1975.

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